On a lu le livre aux origines de la "préférence nationale" : de l'UDF aux Le Pen, une longue histoire
Par Chloé LeprinceEn 1985, un énarque, prof à Sciences-Po et membre du Parti républicain, publiait "La Préférence nationale". Passé de l'UDF au FN, il est aujourd'hui aux côtés d'Eric Zemmour. Ses idées, elles, infusent toujours au Rassemblement national.
L'idée reste un axe central du programme du Rassemblement national même si, dans la forme, la “préférence nationale” a mué en “priorité nationale”. Mais sur le fond, le changement de lexique ne dissimule guère une histoire beaucoup plus longue : quand Marine Le Pen, candidate au second tour de l’élection présidentielle, le 24 avril 2022, invoque la “priorité nationale”, la formulation s'ancre immédiatement du côté de la vieille “préférence nationale”. Révélant, au passage, la stabilité idéologique du lepénisme.
Dans le programme de Marine Le Pen, la préférence nationale concerne par exemple l’accès au logement social ou à l’emploi - c’est une des 22 mesures de son programme pour l’élection présidentielle 2022. Mais au nom du “patriotisme social”, les allocations tombent aussi sous le coup d’un tri en fonction de la nationalité : à côté des aides sociales “aux Français”, les prestations “de solidarité” seraient conditionnées à cinq années de travail dans le pays pour les actifs de nationalité étrangère, par exemple.
La candidate du Rassemblement national précise que l’affaire suppose de modifier la Constitution. Qui, après un référendum, stipulerait alors ceci : “L’accès des étrangers à tout emploi public ou privé, à l’exercice de certaines professions, activités économiques ou associatives, fonctions de représentation professionnelle ou syndicale, ainsi qu’au bénéfice des prestations de solidarité, est fixé par la loi. La loi fixe les conditions et les domaines où peut s’appliquer la priorité nationale, entendue comme la priorité accordée aux nationaux.”
“Priorité pour toi chez toi”
En campagne aux élections législatives de 1987, son père, Jean-Marie Le Pen, avait déjà pour slogan : “Les Français d’abord”. Vingt ans plus tard, le Front national, encore à l’ère de Jean-Marie Le Pen, avait choisi, cette fois, pour les européennes : “Formation, boulot, logement : priorité pour toi chez toi”. La préférence nationale est en réalité un pilier de la ligne politique frontiste de longue date : le Front national avait à peine deux ans, en 1974, qu’il optait déjà pour l'étendard “Défendre les Français”, en s’engageant dans la bataille pour l’élection présidentielle.
Si le substrat irriguait alors déjà, l’expression “préférence nationale” arrive pourtant un peu plus tard. Elle n’est pas exactement engendrée depuis l’intérieur du mouvement frontiste. Mais elle raconte quelque chose de la circulation des idées à droite (en même temps qu'une histoire de la droite) : formellement, son acte de naissance remonte à 1985, avec un livre, qui justement s’intitulait La Préférence nationale. Sous-titre : “Réponse à l’immigration”. Il paraît chez Albin Michel. Son auteur principal est alors à l’UDF, un parti composite qui agglomère différentes obédiences parfois aux antipodes. Jean-Yves Le Gallou, lui, est au Parti républicain. C’est lui, haut fonctionnaire passé par Sciences-Po à Paris (où il enseignera de 1977 à 1983) et par l’ENA, qui est la tête de pont de ce livre préparé, à plusieurs, au Club de l’Horloge. Venu au militantisme en réaction contre Mai 68, Le Gallou est l’un des créateurs de ce club (aujourd’hui “Carrefour de l’horloge”) qui se veut un laboratoire intellectuel de la droite au sens large. Et une courroie de transmission toute trouvée entre la droite et la droite radicale. Via les idées.
Grammaire et tabou
Plus tard, Le Gallou décrira avec ces mots le travail sous l’égide du Club de l’horloge (au sociologue Sylvain Laurens, dans un numéro de la revue Agone sur l’extrême-droite) : “Donner des éléments de doctrine à la droite”. La préférence nationale fait partie de cette grammaire élaborée à ce moment-là. Le transfuge de Le Gallou, déçu par l’UDF, vers le Front national, est concomitant de la publication du livre. Cacique du Parti républicain, lui qui épousa la fille d’ un ancien de la division Charlemagne de la Waffen-SS avait été proche d’un Patrick Devejdian, au point que ce dernier en avait fait l’un de ses adjoints à Antony. Devedjian avait choisi le RPR, certes… mais il avait démarré en politique à Occident.
En 1985, l’année où paraît précisément La Préférence nationale, Jean-Yves Le Gallou avait été l’un des orateurs de l’université d’été du FN. Aux élections municipales de 1977 ou de 1983, il était arrivé ici où là que l'UDF ou le RPR fassent liste commune avec le FN. A Dreux par exemple, la co-gestion durera six ans, puis en 1986, la droite et l'extrême-droite feront alliance pour les régionales. A ce moment-là, Jean-Yves Le Gallou a déjà quitté l’UDF pour rejoindre le Front national. En 1985, justement - l'année de la parution du livre - et il arrive avec la préférence nationale dans ses bagages. Dès 1986, on le retrouve, aux côtés de Bruno Gollnisch, aux manettes du programme électoral pour les élections européennes : il est devenu l’un des principaux théoriciens du parti, et celui qui en clarifie le message.
Son livre (qu’on trouve sur le Net en accès libre) commençait par cette première phrase, en introduction : “L'immigration étrangère a longtemps été une question tabou.” En poursuivant la lecture de La Préférence nationale, on découvre qu’en 1985, Le Gallou se félicitait que les choses soient en train de changer : l’immigration était désormais “posée sur la place publique” : “Démocratiquement : le peuple français l'a voulu ainsi. Les élections municipales de 1983 ont agi comme un révélateur. C'est sur ce thème que le Front national a réussi sa première percée, à Paris et à Dreux.”
Chasseurs d’allocations
Premier énarque à rejoindre le parti lepéniste, il s’impose rapidement comme son intellectuel. Encore en cours de transfuge du centre vers l’extrême-droite, il s’était aguerri à la pédagogie en définissant la préférence nationale dans le livre du même nom : “un principe simple”, qui “conduit à différencier - comme cela se fait partout ailleurs dans le monde - la situation des étrangers de celle des ressortissants de l'Etat. Cette ligne de force doit inspirer la politique française de l'immigration.” On trouve déjà, colonne vertébrale de la démonstration, l’idée qu’il existerait un tourisme des prestations sociales, et au-delà, de l’Etat providence. Et donc des étrangers chasseurs d’allocations : “La solution au problème de l'immigration doit être moins répressive que libérale : la principale mesure à prendre pour bloquer l'immigration est tout simplement de cesser de la rendre rémunératrice. C'est l'ensemble de nos mécanismes sociaux qu'il faut réviser en leur appliquant un principe simple : la préférence nationale. Pour cela il faut revenir à la source de notre législation : régler des questions nationales, non traiter des problèmes planétaires. Pour la Sécurité sociale, les prestations familiales, l'aide sociale, l'enseignement, le logement, il faut légiférer pour la France et les Français, non pour le monde entier. Et par conséquent, réserver aux Français le bénéfice des législations conçues en fonction de leurs besoins et du développement de leur pays.”
Le contenu du livre est explicitement ségrégationniste. Même l’école y passe : “Il faut repenser le rôle de l'école dans la société autour de principes simples, et subordonner l'accueil des enfants étrangers à la règle de la préférence nationale. L'Education nationale n'a pas à prendre en charge la diffusion de cultures étrangères. L'école doit diffuser un contenu culturel français, et les jeunes Français ne doivent pas avoir à pâtir dans leurs études de la présence dans leurs classes de condisciples étrangers.”
Si quitter le centre composite pour basculer dans le sillage de Jean-Marie Le Pen (puis celui de Bruno Mégret, lors de la scission de 1998 au FN) pouvait être transgressif, l’idée de réserver les allocations aux Français n’était toutefois pas si sulfureuse, en France. Toute l’histoire de l’Etat social à la française porte même la marque de nombreuses étapes dans la loi, où il se sera agi de limiter l’accès des non-Français aux prestations sociales. Au passage du RMI au RSA, par exemple, le temps de résidence sur le sol français est passé de trois à cinq ans. Quant à ce qu’on appelle “le minimum vieillesse”, il suppose pour un non-naturalisé d’être en règle avec un titre de séjour vous autorisant à travailler depuis dix ans désormais… contre une année seulement à l’origine (sauf si vous êtes reconnu réfugié).
Verrous corporatistes
En 1985, lorsque paraît le livre La Préférence nationale, le Club de l’Horloge entend répondre à la gauche, et au-delà : l’année précédente, Bernard Stasi (UDF, tendance CDS : un démocrate-chrétien, souvent critiqué à droite pour son progressisme) venait de faire paraître L'Immigration, une chance pour la France - chez Robert Laffont dans une collection qui s’appelle “Franc parler”. Pour Le Gallou et ses co-auteurs, il s’agit d’expurger une doxa trop largement diffusée, et de restreindre les flux migratoires, viciés par toute la politique de rapprochement familial. Pourtant, au moment où cette idée de “préférence nationale” cristallise, quantité de professions sont encore sous le coup de solides verrous : saviez-vous qu’il avait justement fallu attendre 1985 pour qu’un étranger puisse exercer en France comme kinésithérapeute ? Depuis les années 30, en effet, les députés ont cédé à plusieurs reprises à des réclamations corporatistes, pour exclure certains métiers à ceux qui n’étaient pas Français. Autant de verrous qui s'ajoutaient à des barrières déjà réclamées dans certains secteurs, à une époque où même dans les syndicats et la gauche française, les étrangers pouvaient être perçus comme une main-d'œuvre concurrente, ou des briseurs de grève. L'historien Gérard Noiriel a montré, justement, combien la Troisième République, à la fin du XIXe siècle, avait envisagé de restreindre le marché du travail sur la base d'une préférence nationale. Déjà, dans un contexte de chômage. Plus tard, l'immigration s'installera pour de bon dans le débat électoral : en 1981, on retrouve dans les archives de L'Humanité une lettre ouverte de Georges Marchais, secrétaire général du PCF. Il soutient le maire de Vitry-sur-Seine, bastion communiste en lisière de Paris, qui protestait alors contre le transfert de quelque trois cents travailleurs maliens dans sa commune : "J'approuve son refus de laisser s'accroître, dans sa commune, le nombre déjà élevé des travailleurs immigrés. La présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leurs familles, la poursuite de l'immigration posent aujourd'hui de graves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables. Ce qui nous guide, c'est la communauté d'intérêts, la solidarité des travailleurs français et des travailleurs immigrés. Tout le contraire de la haine et de la rupture", écrivait Marchais. L'affiche municipale, placardée à Vitry, disait : "Priorité au logement des Vitriots et des travailleurs des entreprises de la ville. Vitry n'est pas un ghetto."
Sur le site du Gisti, on retrouve un article de 1999 signé des chercheurs Antoine Math et Alexis Spire, qui rembobinaient l’histoire longue de cette exclusion de droit et de fait. Ils revenaient en particulier sur l’histoire des médecins français qui, en 1933, avaient réussi à imposer que la médecine soit conditionnée à la nationalité française. Alors qu’ils avaient déjà obtenu, dès 1892, l’exigence d’un diplôme français. C’est ainsi qu’on verra, au mitan des années 1930, quantité de médecins réfugiés, y compris ceux qui venaient de boucler leur cursus en France, abandonner leurs études.
Les deux chercheurs expliquent justement qu’à partir des années 30, la loi française aura plutôt tendance à élargir le nombre de professions concernées par l’interdiction aux étrangers : dans les années Trente, après les médecins, toute une liste de métiers inclura peu à peu “ingénieurs, journalistes, sages-femmes, dentistes, vétérinaires, artistes, architectes, experts-comptables, pharmaciens, géomètres-experts, courtiers et agents généraux d'assurance, notaires, huissiers, commissaires-priseurs, administrateurs judiciaires, mandataires liquidateurs”, expliquaient Antoine Math et Alexis Spire… en 1999. C’est-à-dire quatorze ans après la parution de La Préférence nationale : loin d’être le “tabou” qu’y voyait Le Gallou, l’idée s’était forgée une place à l’agenda politique. La preuve : en janvier 1987, le Conseil constitutionnel avait même été saisi pour savoir s’il était licite de limiter l’accès à certaines prestations sociales à une durée minimale de séjour sur le territoire. C’est bien que la question avait déjà sa place dans le débat public - il avait répondu non, comme le rappelait la juriste Daniele Lochak dans cet article, à une époque où elle présidait le Gisti.
“Nouveaux pauvres”
En 1985, Jean-Yves Le Gallou décrivait comme de la poudre aux yeux les "procédures anti-abus" qu'il avait bien repérées dans l'arsenal juridique en vigueur sous François Mitterrand : "de l'affichage", peut-on lire dans son livre. Trois décennies plus tard, il faut toujours être Français ou ressortir d’un pays de l’Union européenne pour devenir fonctionnaire, en France. Le portail du service public précise toutefois : “Pour être fonctionnaire dans l'une des 3 fonctions publiques, il faut être français ou européen. Les emplois relevant d'un secteur régalien (justice, intérieur, budget, défense, affaires étrangères, …) et déterminés en fonction de la nature des fonctions et des responsabilités exercées ne sont, en revanche, accessibles qu'aux Français. Certains emplois sont toutefois accessibles par concours à tout candidat sans condition de nationalité. Il s'agit notamment des emplois de professeur d'universités et maître de conférences, médecin des établissements hospitaliers.” Aucune condition de nationalité, en revanche, pour les contractuels.
Lorsque Jean-Yves Le Gallou préconisait, en 1985 “d'appliquer la préférence nationale aux prestations de solidarité attribuées aux chômeurs et d'exclure du bénéfice de ces allocations les étrangers ne ressortissant pas de la Communauté européenne”, l’auteur de La Préférence nationale misait sur le fait que “les économies ainsi dégagées permettraient d'améliorer la situation des Français en fin de droits et de diminuer le nombre des 'nouveaux pauvres'". Trente-sept ans après la parution de ce livre, Le Gallou, qui défend désormais la préférence civilisationnelle, a rejoint l’entourage d’Eric Zemmour. Marine Le Pen, elle, promet de faire sortir de la précarité cinq millions de pauvres. Notamment en appliquant la préférence nationale, qui demeure dans sa grammaire, même à bas bruit.