On s’arrête, on réfléchit...Avec Judith Butler, Nicolas Truong, Kamel Daoud…
Par Anne-Vanessa Prévost, Didier PinaudLa Revue de presse des idées. Si la crise du Covid-19 donne à penser aux intellectuels, poètes et écrivains, elle les pousse également dans leurs retranchements. Retour sur quelques idées et concepts.
Qu’est-ce qu’une vie vivable ?
C’est en somme la question que pose la philosophe et professeure à l’université de Berkeley Judith Butler dans une tribune pour l’Humanité. Selon elle, une vie vivable est "une vie incarnée, capable d’habiter des espaces qui cherchent à orchestrer cette vie, pas sa maladie ou sa mort".
Savoir si une personne a une vie vivable est, selon elle, "une question économique urgente [car] l’urgence existentielle est accentuée par la précarité économique, et cette précarité s’intensifie dans les conditions actuelle". Quant aux leçons à tirer de cette pandémie, la philosophe ne les voit pas relever d’"un avenir utopique", pas plus que cette crise ne mènerait à "un résultat dystopique (…) inévitable". Elle observe plutôt que "les termes de la lutte sont rendus plus aigus et qu'un engagement collectif renouvelé en faveur de l'égalité sociale et économique devrait découler de ces nouvelles perspectives sur la manière dont nous sommes liés les uns aux autres".
Un sentiment de vulnérabilité
Pour être vivable, la vie ne doit pas nous mettre en situation de vulnérabilité. En exaspérant les inégalités, la crise du coronavirus a montré que nous étions, de facto, vulnérables. C’est ce que souligne Marie Garrau, auteure de Politiques de la vulnérabilité (CNRS éditions, 2018), dans un entretien à Libération.
La plupart du temps, nous ne prenons pas garde à ce sentiment car "nous vivons dans une société qui a su - jusqu’à un certain point et jusqu’à une période récente - répondre à cette vulnérabilité en mettant en place un système de protection sociale qui, s’il était loin d’être parfait, a largement permis de dissocier l’expérience de la vulnérabilité de celle de la catastrophe, et a mis une majorité de gens en position de bien vivre leur vie vulnérable".
Mais paradoxalement_,_ poursuit Marie Garrau, "c’est parce que nous avons construit des institutions fondées sur la reconnaissance de la vulnérabilité que nous avons pu oublier que nous étions vulnérables". Or, précisément, "la rupture induite par la crise du coronavirus vient de ce que la vulnérabilité s’est rappelée soudainement et avec insistance à la mémoire de celles et ceux qui, justement, étaient encore en position de faire comme s’ils n’étaient pas vulnérables. Elle a opéré une universalisation brutale du sentiment de sa propre vulnérabilité".
Dès lors, ajoute la philosophe, si "la vulnérabilité ne doit pas être comprise comme l’apanage de certaines catégories de population, mais bien comme une propriété commune et partagée", ses "formes et [son] intensité varient, notamment en fonction de la manière dont elle est socialement perçue et appréhendée". Et la crise du Covid-19 a joué à ce titre un rôle de révélateur : vulnérables, nous le sommes "parce que, dans la propagation du virus comme dans la protection contre le virus, nous dépendons les uns des autres et des structures collectives qui existent ou qui font défaut".
Qu’est-ce que la pensée confinée ?
Inégalités, souveraineté, surveillance, libertés, mondialisation, écopolitique… : vaste est la liste des thèmes que la crise du Covid-19, en tant que "fait social total" pour reprendre l’expression de l’anthropologue Marcel Mauss souvent sollicitée pour qualifier ce moment, n’a cessé de réanimer dans le paysage intellectuel. Le journaliste Nicolas Truong, dans un long article paru dans Le Monde, intitulé "Le Covid-19 bouleverse la philosophie politique" en dresse un panorama en analysant les lignes de forces et les clivages qui ont alimenté débats et réflexions depuis le début de la pandémie, car "malgré le retour du tragique et la débâcle économique, en dépit de l’atmosphère de libération liée au déconfinement des populations, cette crise sanitaire est aussi une extraordinaire matière à penser" Et il apparaît, au terme de cet état des lieux, que semble se dessiner un tournant majeur dans l’histoire de la pensée contemporaine.
Toutefois, nuance-t-il, "tous les intellectuels ne sont pas parvenus à passer du réflexe à la réflexion. Car beaucoup ont trouvé dans cette pandémie une façon assez convenue de confirmer leurs idées, théories, opinions ou points de vue. Ainsi a-t-on vu se déployer une critique attendue du "bougisme", du "mondialisme" et de la "société liquide". De même a-t-on assisté au grand concert des causalités uniques, comme la "nature" (malmenée, donc vengeresse), la "souveraineté" (oubliée, donc impérieuse) ou le "capitalisme" (débusqué jusque dans les marchés traditionnels chinois). Sans oublier les solutions attenantes, comme le nationalisme (étatique et sanitaire), les barrières (hygiéniques et douanières, mais également identitaires), les frontières (nationales, mais aussi psychosociales), la révolte (nationale-populiste), la révolution (sociale-populaire), ou bien encore l’insurrection (qui viendrait enfin)".
Et de poursuivre en rapportant les propos du sociologue Didier Lapeyronnie : "chacun déroule son programme spécifique en y voyant à la fois l’explication (je vous l’avais bien dit) et la solution (la mienne) : l’écologie pour les écolos, le féminisme pour les féministes, le libéralisme pour les libéraux, la nation pour les nationalistes".
A cette "pensée confinée" (expression de Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération), c’est-à-dire une "pensée confirmée par les événements (…) [qui] est indissociable de l’idéologie qui soumet la réalité à la logique d’une idée", Nicolas Truong oppose une philosophie "par gros temps". C’est-à-dire une tentative de "penser l’événement", d’élaborer ce que Michel Foucault appelle une "métaphysique de l’actualité" ou une "ontologie du présent". Et ce, autour de "l’événement biopolitique sans précédent" que représente la crise que nous traversons.
Qu’est-ce que la biopolitique ?
"C’est l’idée que le pouvoir ne s’exerce pas seulement sur les citoyens qui peuplent la cité (la polis_, en grec ancien), mais sur la vie (bios), qu’il ne s’étend pas uniquement à la vie civique mais également à la vie biologique, pas uniquement sur le corps social mais également sur le corps physique"_. Elle est définie par Michel Foucault, qui en a élaboré le concept, comme une forme de pouvoir spécifique de la modernité où "les procédés de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et entreprennent de les modifier et de les contrôler" (1).
La postérité de ce concept, la manière dont il est actuellement mobilisé est exemplaire des fractures idéologiques qui traversent les différentes familles intellectuelles, et même de celles que l’on retrouve au sein de celles-ci : "on assiste à une forme de conflit mondial des interprétations sur la protection de la vie, dont les effets économiques et géopolitiques sont massifs", constate le philosophe Mathieu Potte-Bonneville.
Ainsi, quand l’anthropologue Didier Fassin tire de sa lecture de Foucault que "l’idée que la vie doit être protégée s’est imposée : cet impératif l’emporte sur beaucoup d’autres normes, et ne pas en tenir compte est devenu politiquement très difficile à assumer", le philosophe italien Giorgio Agamben, de son côté, s’indigne de "l’état d’exception sanitaire mis en place par les gouvernements européens afin d’endiguer l’épidémie". En effet, "selon Agamben, analyse Nicolas Truong, la différence de la situation actuelle avec le biopouvoir moderne consiste en ceci qu’aujourd’hui, « la santé devient une obligation juridique à remplir à tout prix », parce que « la médecine et devenue une nouvelle religion » […]Toutes les libertés peuvent être restreintes, toute la vie affective, sociale et politique suspendue au nom de la survie". Et le journaliste de poursuivre en citant les propos du philosophe François Jullien auteur de De la vraie vie (Editions de l’Observatoire) dont la position est proche de celle d’Agamben : "c’est d’autant plus absurde que la vie n’est pas une fin en soi, et que la survie n’est pas la vraie vie", et qui alerte sur le risque de voir "la société se transformer en un gigantesque hôpital aseptisé où l’on s’immunisera contre l’altérité elle-même".
« L’Ecole des soignantes »
Un hôpital idéal, humaniste et féministe, dans lequel les rapports de hiérarchie et la course à la rentabilité auraient disparu, tel est le cadre du dernier roman de Martin Winckler, L’Ecole des soignantes (P.O.L, 2019). Dans un entretien accordé à L’Humanité, l’écrivain et médecin aujourd’hui retraité se demande si la crise sanitaire liée au Covid-19 ne serait pas le moment opportun d’une réforme radicale pour mettre en œuvre cette utopie concrète, qui pourrait par ailleurs faire des émules… Cette crise pourrait être "une occasion de dire que [les personnels soignants] ne veulent plus et ne peuvent plus travailler comme ça […]. Désormais, les soignantes doivent faire leur révolution. Ce sera difficile, mais c’est une révolution qui enclenchera un renouvellement de tout le système de soins en France. Et peut-être même au-delà, cela peut créer un appel d’air et amorcer de grands changements dans la société entière. Car la santé, parce qu’elle concerne tout le monde, […] peut être un formidable vecteur de changements".
L’ancien médecin estime que "l’hôpital devrait être géré par l’ensemble des professionnels de santé, de différents niveaux, de différentes compétences, et pas seulement les administrateurs et les médecins". Et il poursuit, en rappelant son expérience en tant qu’aide-soignant au cours de ses études au Centre Hospitalier de Pithiviers : "j’y ai appris que ce qui se fait de plus utile, au quotidien, est réalisé quand les médecins ne sont pas là. La plupart des médecins diagnostiquent et prescrivent, mais ils ne soignent pas réellement, ce sont les soignantes qui le font. Ce n’est pas normal, et c’est inacceptable de voir que beaucoup de médecins ne savent pas comment les soignantes travaillent".
Et il ajoute : "il y a là un mépris du prétendu sachant envers le malade qui est insupportable. Et ce mépris est, indirectement, enseigné aux futurs médecins dès leurs premières années d’études. C’est encore une fois le fruit d’une pensée élitiste et capitaliste.[…] Tout est lié : la formation des médecins, le mode d’organisation de l’hôpital, les rapports entre soignant et soigné, les rapports entre les différents professionnels de santé… Tout doit être repensé, c’est pour ça qu’une révolution est indispensable".
Ecrire après la pandémie
La littérature n’est pas non plus à l’abri d’une révolution dans son genre. L’écrivain algérien Kamel Daoud s’interroge, dans L’Obs : une page est-elle en train de se tourner dans l’histoire du roman ? Le cadre romanesque ne serait-il pas en train de vaciller dès lors que les pouvoirs de l’imagination ont été mis à mal par les événements ces derniers mois, qu’*une fin de monde a eu lieu" et que "la réalité a dépassé la fiction" ?
"S’imaginer écrire en temps de confinement un roman sur les thèmes habituels, dit-il_, c’est comme tenter un roman de science-fiction alors que les extraterrestres ont déjà débarqué à New York, au siège de l’ONU. C’est dire que quelque part, l’audace de l’imagination est déjà caduque à l’instant même où on songera à la convertir en récit palpitant. C’est du moins ce que l’auteur a trouvé comme image forte en réponse à ceux qui l’interrogent, sans cesse, sur le confinement comme aubaine pour tout romancier. Il fallait à chaque fois réitérer que le temps mort n’est pas un temps fort et que la pandémie a provoqué une telle sidération qu’il a fallu la surmonter d’abord par le silence et la rétraction. Une fin de monde n’étant pas, par définition, propice au bronzage, à la position du lotus ou aux syntaxes"_.
Et maintenant ? Un nouveau genre de narration va-t-il voir le jour ? La question se pose, selon Kamel Daoud, car "que peut-on écrire désormais avec confiance et vanité ?".
En tout cas, "difficilement les histoires anciennes (…). Sans vouloir s’amuser avec trop de facilité, il devient quand même étrange, avec les règles de la distanciation, de décrire le baiser fougueux entre deux inconnus, l’aventure infidèle avec le traçage, le contact physique alors qu’on est en train de légiférer le retour de la chasteté sociale. (...) C’est dire, qu’à l’excès, on peut déjà, discrètement, envisager la caducité du récit à l’ancienne. Celui qui a prévalu depuis la mort de l’épopée et jusqu’au dernier roman de la dernière rentrée littéraire".
Et la poésie ?
De tels dilemmes l’affectent-elle? Citons Jacques Bonnaffé, dans sa chronique du dernier numéro des Lettres françaises (juin 2020, Nouvelle série n°18) :
"Rien de nouveau dans la catastrophe, on se demande quelle place donner au petit poème (...). Le petit poème monte et retombe. Vibratoire est ce qui l’habite, sans calcul d’auditoire, un faible taux d’écoute ne réduira pas l’importance que se donne le petit poème".
"On le lit d’un œil rapide, on lit qu’il est là « priez pour nous, petit poème ». On se dit qu’il ouvre au réconfort, lors qu’il veille à l’impossible : qu’il reste des minutes enflammées, assez de mains fébriles pour s’interposer devant la mort. Duels perdus mais ne lui parlez pas de résilience. Se plaindre, se plaindre encore est sa force, depuis si longtemps qu’on s’en souvient comme à l’école. Parlez de soins peut-être, laissant là toute consolation, soignez-vous par les plaintes ! Pharmakon tel un poison tel un baume. Cette plainte affreuse ou réjouie (c’est si bon de se plaindre) y souscrire avec art, et joie toujours".
Par Didier Pinaud, Anne-Vanessa Prévost et l'équipe de la Compagnie des Œuvres
(1) Foucault, La Volonté de savoir