Open space : la Covid menace-t-elle cette invention née avec le secteur tertiaire ?
Par Hélène CombisEn ces temps de pandémie, l'open space est plus décrié que jamais. Retour sur l'invention de cette typologie d'espace de travail, née avec le secteur tertiaire et longtemps vantée comme un apanage de modernité.
Faites-vous partie des 20 % d'employés qui travaillent en open space ? Si tel est le cas, sans doute avez-vous été contraint au télétravail par la pandémie de SARS-CoV-2 et son panel de mesures de distanciation.
A l'heure des masques, du gel hydroalcoolique et des gestes barrières, cette typologie d'agencement de l'espace de travail, si elle veut survivre, va devoir s'adapter drastiquement. Surtout que le "protocole national de déconfinement" proposé le 3 mai par le ministère du Travail préconise que chaque salarié puisse bénéficier d'une surface de 4 mètres carrés, afin de garantir une distance minimale d'un mètre autour de lui.
En 2018, nous vous avions proposé une histoire de l'open space, inventé au moment du développement du secteur tertiaire à partir du début du XXe siècle. Nous vous invitons à la redécouvrir.
Une invention liée à l'apparition du secteur tertiaire
A partir du XXe siècle, le travail tertiaire émerge et explose. Avec lui, apparaissent de premières formes d'open space. C'est ce qu'expliquait Marc Bertier, auteur de l'ouvrage Open space : entre mythes et réalités (Le Cavalier bleu, 2016) et employé dans une entreprise de conseil en immobilier d'entreprise :
Avant on avait des compagnies avec des artisans, des ouvriers... et le travail de traitement de l’information était très faible. Avec l’industrialisation, on va avoir de plus en plus de services dits "supports", qui vont créer le travail tertiaire. Au début, il se faisait chez les gens. Vers 1700-1800, alors qu'apparaissent les premières administrations en France, les ministères étaient installés dans les hôtels particuliers des ministres, c’était assez spécial.
Un des premiers grands exemples de l’histoire de l’architecture est le Larkin Building de Frank Lloyd Wright, construit à Buffalo (New York) en 1903, et détruit en 1950. "C'est l’une des premières formes à poser une réflexion sur ce qu’est un espace de travail, à quoi ça sert, comment ça devrait fonctionner", analysait Marc Bertier.
Marc Bertier soulignait le fait que l'open space était plus l'invention d'une typologie, une réflexion sur ce qu'est un espace de travail... et donc nécessairement un mot un peu fourre-tout :
En même temps que le Larkin Building, on va avoir à New York un immeuble emblématique qui est le Flatiron Building, un immeuble en forme de pointe qui date de 1902, où là on retrouve le plan bourgeois classique en enfilade : les pièces sont toutes les unes après les autres, et on va voir le couloir. Et ce qui est intéressant c’est que dans le Larkin, vous avez une grande pièce centrale, une espèce d’atrium qu’on a qualifié d’open space, et dans le Flatiron, un peu comme dans les châteaux, on va avoir un couloir et des pièces, sans forcément de séparation. Les deux sont des espaces tertiaires, ce qui montre qu’il y a tout de suite un débat sur la définition de l’open space.
Dans les années 1950, deux frères prolongent la réflexion autour de la conception de l'espace : les frères Schnelle, désireux de mettre l'humain au cœur des processus de travail, qui imaginent les "bureaux paysagers", des espaces ouverts agrémentés de plantes vertes :
Là, l’idée, c’était vraiment de travailler sur la circulation de l’information. Comment on se la transmet de bureau en bureau. Au-dessus des plans d’aménagement, on dessine des flux d’information, l’un des principaux enjeux de l’open space depuis le début. Beaucoup ont cru que l’open space était une manière de gagner de l’espace. Mais c’est faux. C’est simplement un changement dans la manière de travailler.
Vingt ans plus tard en 1968, aux Etats-Unis, l'architecte Robert Propst invente une nouvelle manière d'agencer l’espace pour l'entreprise Herman Miller, imaginant une vingtaine de mètres carrés alloués à chaque employé grâce à des cloisons modulables. C'est la première version de l’Action Office... que personne n'achète, car elle nécessite trop d’espace, qu'elle est bien au dessus des standards. En revanche, la deuxième version de l'Action Office, bien moins spacieuse (4 mètres carrés par employé), est toujours très en vogue outre-Atlantique aujourd'hui.
En France, les exemples de grands open space sont plus rares. Marc Bertier citait le grand plateau d'un seul tenant du géant de l'informatique Hewlett-Packard, capable d'accueillir 1200 personnes, près de Grenoble.
C’est un peu ce qu’on voit dans "Playtime", de Tati, des grands "cubicules", ce qui finalement existe assez peu en France pour une raison très simple : les bâtiments sont très peu épais parce qu'ils sont dans les normes de l’AFNOR [Association française de normalisation]. On doit avoir du premier jour pour les zones de travail, ce qui veut dire qu’on ne peut pas avoir des plateaux très très importants, parce qu’on a une profondeur maximum de bâtiment. Tandis que si on regarde les bâtiments aux Etats-Unis et au Japon, il n’y a pas ces réglementations, et c’est là où on va trouver ces grands espaces. Donc cette idée de l’open space comme une grande étendue est peut être aussi un fantasme.
Un open space aujourd'hui controversé et menacé par le coronavirus
Depuis une trentaine d'années déjà, l'open space est remis en question : on se demande s'il s'agit d'un atout, ou au contraire d'un frein pour les salariés, à l'instar du magazine Entreprendre, en février 2015 :
Les détracteurs de l’open-space lui reprochent le fait d’être bruyant (en particulier en l’absence de cloisons insonorisées entre les bureaux), le manque d’intimité, le fait d’être sous la surveillance des collègues, de faire baisser la productivité, le risque assez présent des voisins d’étaler leurs affaires sur le bureau et le risque de vol du fait de l’absence de porte.
D'ailleurs, chez Apple, dès 1993, pour lutter contre l'absentéisme des employés, l'open space a été aboli. “Dans certaines conditions, travailler dans un open space, c’est l’enfer. Ça devient un panoptique où tout le monde se contrôle, et c’est la guerre”, reconnaissait Marc Bertier. Car pour lui, un open space ne fonctionne que s'il existe à côté des espaces fermés : "des petites bulles pour se concentrer, s'isoler", des zones dédiées au brainstorming, à la créativité.
Aujourd’hui, moins de 20 % des personnes en France travaillent dans un bureau ouvert de plus de quatre personnes. Un chiffre est bien inférieur à celui d’autres pays, comme les États-Unis, mais surtout les pays du Nord :
Les États-Unis aujourd’hui ne sont pas considérés comme étant en avance sur les espaces de travail. Quand on fait un benchmark dans le monde, les pays qu’on regarde sont les pays du Nord, ce sont eux qui ont les réflexions les plus approfondies. Pour les États-Unis, il faut aussi replacer ça dans un contexte : il n’y a pas la même pression foncière là-bas qu’en Europe. Si on oublie la question foncière, il manque une partie de l’équation.
Avant la pandémie de Covid-19, le développement des nouvelles technologies avait déjà menacé l'open space, mais pas suffisamment pour avoir sa peau, certaines grandes entreprises comme Yahoo et IBM étant même revenues sur le télétravail : "Le télétravail ne va pas supprimer les locaux de l’entreprise. Ils sont aussi une vitrine de l’entreprise, qui sert à diffuser sa culture. Et puis on ne peut pas travailler avec des gens qu’on ne connaît pas…"
Mais à l'heure où le ministère du Travail invite à privilégier le télétravail et préconise une présence sur site réduite à l'indispensable, que va devenir l'open space ? Peut être pourra-t-il compter, pour se réinventer, sur une vieille invention qu'il avait pourtant contribué à faire disparaître : l'hygiaphone, cette double vitre, dotée d'une membrane acoustique, qui sépare deux personnes (généralement à un guichet) ?
En tout cas, en 2018, Marc Bertier prédisait que les bureaux resteraient incontournables dans la mesure où ils risquaient de redevenir ce qu’ils étaient à leur création, au tout début du XXe siècle, à savoir des endroits où se concentrent la technique - les employés étaient obligés de s'y rendre puisqu'ils ne possédaient pas de machine à écrire chez eux.
Et ce, imaginait-t-il, même si aujourd'hui un grand nombre de travailleurs sont équipés d'un ordinateur et d'un téléphone mobile.
On voit ainsi des systèmes de téléprésence, des technologies assez lourdes : à la Défense par exemple, j’ai pu voir des gens qui travaillaient dans une tour et changeaient de tour pour pouvoir faire une téléprésence pour travailler avec quelqu’un au Canada, qui avait fait 500 kilomètres pour aller dans la même salle de téléprésence, située à Montréal.
Nous verrons si l'avenir lui donne raison !