"Panique morale" : l'origine d'une expression pour attiser la peur

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"Panique morale" : l'origine d'une expression pour attiser la peur

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L'idée de panique morale est indissociable de celle de scène médiatique.
L'idée de panique morale est indissociable de celle de scène médiatique.
© Getty - H. Armstrong Roberts

Retour sur l'histoire de l'expression "panique morale" qui a explosé tardivement, après sa naissance en 1973, sous la plume d'un sociologue qui cherchait à montrer comment des entrepreneurs de morale, armés de l'accès aux médias, pouvaient fabriquer des trouilles collectives. Mais pas sans impact.

Dans les médias et sur les réseaux sociaux, l’usage de l’expression ne cesse de s’intensifier à mesure que les polémiques fécondent des camps retranchés : “Panique morale”, répond-on dorénavant (en tous cas, davantage qu’hier) pour répliquer à l’adversaire - ou l’envoyer au tapis. Le terme a par exemple repris du service dans la foulée de l’interview de Frédérique Vidal chez Jean-Pierre Elkabbach, qui remettait trois sous dans les procès en sorcellerie universitaire islamo-gauchiste. Mais on parlait déjà de “panique morale” à l’été 2016, quand le maire de Cannes avait pris un arrêté interdisant le “burkini” pour risque de “trouble à l’ordre public”

Dans les deux cas, c’est l’islam et son alliage avec le socle républicain, qui fait polémique… et dans les deux cas, les médias tiennent lieu de chambre d’écho intensive. Mais si l’on rembobine en arrière pour pister l’usage de l’expression, on voit qu’en 1979, l’historienne Michelle Perrot qualifiait déjà de “panique morale” le traitement dans la presse des “A_paches_”. En fait, des bandes de voyous qui écumaient Paris au début du XXe siècle, et dont les journaux de l’époque entretenaient le frisson craintif comme une idée de la délinquance en bas chez soi. 

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Depuis cette première apparition sous une plume académique en français, le terme a littéralement explosé. Une dissémination récente, mais, surtout, une irrigation très internationale : deux universitaires américain et israélien, Erich Goode et Nachman Ben-Yehuda, ont montré qu’on pouvait tracer 303 000 occurrences de “moral panic” sur Google en 2007… pour 2 180 000 cinq ans plus tard à peine. Le terme avait pris, quarante ans après son émergence.

Une peur stratégique

Car c’est en 1973 que cette notion a vu le jour, de l’autre côté de la Manche. On la doit à un sociologue sud-africain en poste à la London school of economics, Stanley Cohen, qui cherche en somme à distinguer le substrat qui permettra de parler de “panique morale” plutôt que de "scandale", de “polémique” ou de “controverse”. Les mots ne sont équivalents : la "panique morale" embarque ce petit quelque chose de disqualifiant, qui fait qu’elle met l’adversaire à nu : ce n’est plus un désaccord ou un antagonisme, mais le camp d’en face qui s’excite pour rien. Et peut-être même qui joue à se faire peur : il y a quelque chose d’une hystérie qui se ferait mousser, dans l’idée de "panique morale". Pour la circonscrire plus finement, Stanley Cohen identifie trois composantes nécessaires pour parler de “panique morale”. Les deux premiers sont explicites : 

  • nulle “panique morale” sans l’idée d’une marge ou d’une déviance qu’on épingle… et un discours qui étrille depuis une certaine conception de l’hégémonie
  • pas plus de “panique morale” sans médiatisation intensive : l’idée implique une chambre d’écho, et quelque chose d’une peur qui joue avec le feu comme on se ferait plaisir à faire boule de neige...

Toutefois, saisir au plus juste les ressorts de la “panique morale” requiert d’avoir en tête une troisième composante : l’implication de ce que les chercheurs en sciences sociales appellent les “entrepreneurs de morale” - dans le détail, depuis les années 60 et un sociologue américain du nom de Howard Becker. C’est-à-dire des gens qui, depuis la position qui est la leur dans la société (militants, personnel politique, éditorialistes…), définissent des normes. Et commentent les modes de vie ou les façons de faire à l'aune de ces normes-là.

Car pour qu’il y ait "panique morale", c'est-à-dire en somme un phénomène qui prend comme des braises qu’on attise, il faut d'abord qu’un petit groupe d’acteurs mettent en branle quelque chose. La “panique morale” ne vient pas plus de nulle part qu’elle ne renaît de ses cendres un beau matin, sans qu’on ait soufflé dessus. Bien plutôt, elle est d’abord le résultat d’une entreprise pour dire ce qui se fait (et ce qui ne se fait pas), ce qui est licite moralement (ou non), ce qu’il faudrait préserver (ou dont on doit se prémunir). Elle implique donc que certains considèrent qu’ils sont bien placés pour le faire.

Ainsi, la "panique morale" n’est pas seulement la dissémination d’une hystérie collective vis-à-vis de comportements trop décalés pour ne pas effrayer le chaland. C’est-à-dire de comportements tellement déviants en soi, qu’une sorte de consensus naturel et instinctif verrait le jour pour mieux les cornériser. Non : la "panique morale" se charpente d’abord parce que ces entrepreneurs de morale figent quelque chose depuis leur agenda, et l’angle de vue qui leur est propre. C’est cette focale-là, puis, dans un second temps, le relais de médias comme caisse de résonance au service de l’entreprise de disqualification, qui transforme une polémique en “panique morale”. C’est-à-dire en fait, une entreprise de stigmatisation depuis une norme qui est infiniment située.

La fabrique d'un épouvantail

A l’époque où Stanley Cohen s’essaye à forger cette notion qui reste parfois floue ou mal usitée, il entend saisir une litanie bien précise qui fait la Une des médias britanniques en ce début des années 70 : un torrent de commentaires sur des bagarres entre bandes de jeunes dans une station de la côte. Mais plutôt que de s’intéresser aux rixes elles-mêmes et à en faire des phénomènes hors sol au risque d’une loupe déformante, le sociologue est plus intéressé par la réverbération de la peur que ces bandes-là sont supposées inspirer. Le sous-titre du livre qu’il publiera en 1973 au sujet de ces bandes rivales est éloquent : 

"The Creation of the Mods and the Rockers".

C’est-à-dire, en français dans le texte, "La création des Mods et des Rockers" (du nom donné aux deux bandes en question). Le mot “création” est crucial puisque ce que saisit le sociologue, c’est avant tout la manière dont on a élaboré l’idée d’un affrontement hors norme… et toute la mousse qui en restera dans son sillage. C’est la démesure de l’écho plutôt que le fait social de l’affrontement que le terme “panique morale” permet d’attraper, ainsi que l’idée qu’en en faisant les gros titres, les médias contribuaient à leur tour à façonner le réel puisque la réponse policière ne sera par exemple plus la même dès lors que les faits auront atteint ces proportions médiatiques-là. Cohen faisant justement remarquer que seuls les médias parlaient de “Mods” et de “Rockers”... et pas les jeunes eux-mêmes. C’est seulement dans un second temps, expliquait le sociologue en 1973, que les protagonistes de l’histoire se réapproprieront ces noms de baptême. 

Ainsi, renvoyer l’adversaire à sa “panique morale” aujourd’hui, c’est à la fois mettre au jour l’idée d’un agenda pas toujours transparent ; et aussi, disqualifier sa façon de sonner l'alerte comme quelque chose d’un peu factice. C’est aussi montrer les coulisses de la fabrication d’une menace montée en épingle. En 2004, en France, le philosophe Ruwen Ogien publiait un essai justement titré La Panique morale (chez Grasset). Il entendait y débusquer toute la part d’incohérence et de fabrication d’une kyrielle de crispations propres à faire frémir la foule silencieuse.

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