Penser le Musée du XXIe siècle avec Edouard Glissant

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Penser le Musée du XXIe siècle avec Edouard Glissant

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Edouard Glissant sur la plage de Saint-Malo
Edouard Glissant sur la plage de Saint-Malo
© Getty - Ulf ANDERSEN

Coronavirus, une conversation mondiale. Edouard Glissant aide à penser le Monde. Et lorsque un évènement le frappe tout entier, il est un refuge, un rempart puis une ouverture pour éviter le repli sur soi. Penser l'avenir du musée à ses côtés, c'est penser les relations humaines et plus encore. C'est la vision d'Hans-Ulrich Obrist.

Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la crise du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde entier ont ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets d’une crise mondiale. En cette rentrée, nous étoffons la liste de ces contributions en continuant cette Conversation mondiale entamée le 30 mars. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat proposera une rencontre inédite entre deux intellectuels sur les bouleversements actuels.

Hans-Ulrich Obrist est un compagnon de route d'Édouard Glissant. Voyageur invétéré, vagabond des arts, le directeur artistique de la Serpentine Gallery à Londres et organisateur indépendant d'expositions pense l'art hors-les-murs. Une pensée de l'émancipation où les rencontres et les relations sont des matières premières. Dans un moment où il est sommé à l'art de se réinventer, il propose de décloisonner le musée, avec l'idée qu'au fond, ce serait rapprocher les Hommes. 

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Pour répondre à la question de savoir ce qui pourrait constituer un musée pour le 21ème siècle, je me tourne vers le projet non réalisé du regretté Édouard Glissant. Les activités de Glissant en tant que poète, philosophe, intellectuel public et conservateur n'ont pas seulement englobé des travaux littéraires et théoriques : il m'a toujours dit que ce qui compte, c'est la production de la réalité. Et il s’y est engagé, d’abord en tant que membre de la résistance qui s'est exprimé en faveur de l'indépendance de la Martinique vis-à-vis de la France, puis, à partir de 1967, par l'intermédiaire de l'Institut Martiniquais d'Études, une école qui a été un agent de changement, intervenant dans les questions politiques et mettant en œuvre le créole dans un système scolaire dominé par le français.

C'est plus tard que Glissant imaginera et préparera un musée pour la Martinique, qui ne s’est pas concrétisé mais reste une source d'idées et fournit un modèle durable de ce à quoi un musée du 21ème siècle pourrait et devrait ressembler. Glissant voulait créer un lieu qui présenterait la multiplicité de l'art des deux continents américains. Il devait s'étendre des Mayas à nos jours. Glissant imaginait le musée comme un archipel : il abriterait non pas une synthèse mais un réseau d'interrelations. Glissant voulait créer un musée qui ne se contenterait pas de pointer les urgences, mais qui trouverait aussi une agence pour y répondre. Il l'a imaginé comme un lieu de frémissement qui transcende les systèmes de pensée établis et qui cherche le point utopique où toutes les cultures et toutes les imaginations du monde peuvent se rencontrer et s’entendre.

La créolisation ou la fusion continue

Le musée de Glissant s'est appuyé sur sa notion de créolisation comme cadre. L'histoire et le paysage des Antilles constituent le point de départ de ce concept chez Glissant. La première question qui le préoccupe est celle de l'identité nationale au regard du passé colonial. C'est également le thème de son premier roman, La Lézarde (1958). Il considère le mélange des langues et des cultures comme une caractéristique décisive de l'identité antillaise :

Dans les Antilles d'où je viens, on peut dire qu'un peuple prend positivement forme (se construit). Né d'un melting-pot de cultures, dans ce laboratoire où chaque banc est une île, voici une synthèse de races, de coutumes, de savoirs, qui tend vers sa propre unité. [1]

Sur la base de ces constatations, il a ensuite observé qu'il existe des fusions culturelles similaires dans le monde entier. Dans les années 1980, période au cours de laquelle une théorie autour de la mondialisation se développait, dans des recueils d'essais tels que Le Discours antillais (1981), il a développé le concept de créolisation, l'appliquant au processus de fusion continue, notant que la créolisation comme processus ne s’arrête jamais. Dans l'une de nos nombreuses conversations, Glissant m'a dit que :

les archipels américains sont extrêmement importants, car c'est dans ces îles que l'idée de créolisation, c'est-à-dire le mélange des cultures, s'est le plus brillamment réalisée. Les continents rejettent les mélanges... [considérant que] la pensée archipélique permet de dire que ni l'identité de chacun ni l'identité collective ne sont fixées et établies une fois pour toutes. Je peux changer grâce à l'échange avec l'autre, sans perdre ou diluer mon sens de l'identité. Et c'est la pensée en archipel qui nous enseigne cela. [2]

La "pensée en archipel", qui s'efforce de rendre justice à la diversité du monde, est aux antipodes de la pensée continentale, qui revendique l'absolu et tente d'imposer sa vision du monde aux autres pays. Pour contrer la force homogénéisatrice de la "mondialisation", Glissant a inventé le terme de « mondialité » pour une forme d'échange mondial qui reconnaît et favorise la diversité et la créolisation.

Des portes d'accès à des mondes différents

La conception que Glissant a d'un musée s'étend également à la manière dont nous comprenons la fonction de l'exposition. Il m'a dit que, très souvent, les expositions sont traditionnellement présentées d'une manière invisible pour de larges pans de la société, ce qui nous encourage à réfléchir à des formes alternatives d'engagement et à des expositions plus mobiles qui dépassent les sphères conventionnelles du lieu et de la manière dont l'art est vécu. C'est l'idée qui sous-tend nombre de mes expositions, depuis Do it (1993-) jusqu'au projet d'affiche le plus récent, It's Urgent, qui a débuté au Danemark au Heartland Festival et au Kunsthal Charlottenborg, puis a continué à se développer en dialogue avec Maja Hoffmann avec deux expositions à Luma Westbau à Zürich et à Luma Arles. Dans chacune de ces itérations, nous avons invité des artistes à créer des affiches présentant des idées, des visions et des perspectives sur la société, qui pourraient être distribuées. 

Glissant a anticipé une contre-réaction aux effets homogénéisateurs de la mondialisation, que l'on observe aujourd'hui dans de nombreux pays du monde sous la forme de localismes, de nationalismes et de manque de tolérance. Le concept de « mondialité » lui a permis de proposer une nouvelle voie qui permet de maintenir la force positive de la créolisation - une pluralité de cultures - dans les termes d'un échange mondial permanent. Cette idée est également liée à la multiplicité des langues : le monde peut être exprimé non pas dans une, mais dans plusieurs langues différentes. Nous pouvons passer d'une langue à l'autre, car elles constituent des portes d'accès à des mondes différents, au-delà des espaces clos d'un paysage, d'une nation ou d'une identité particulière. 

Comme Glissant me l'a dit lors de notre dernière conversation, nous devons nous rappeler que ni l'identité de chaque personne ni l'identité collective ne sont fixées et établies une fois pour toutes. 

Un autre aspect du modèle de musée de Glissant est lié à l’utopie. Lui-même est devenu la figure centrale de l’exposition Utopia Station que Molly Nesbit, Rirkrit Tiravanija et moi-même avons présenté à la Biennale de Venise en 2003 et plus tard dans d'autres lieux, avec l'aide d'Elena Filipovic. Dans ce cadre, nous discuté des heures du concept d’utopie. Il a critiqué les utopies classiques, telles que la République de Platon et l'Utopie de Thomas More, pour être conçues comme des systèmes statiques. Il a proposé une nouvelle forme d'utopie alternative consistant en un dialogue continu. Ernst Bloch a défini lui l'utopie comme "quelque chose qui manque". Dans son roman Sartorius (1999), Glissant décrit l'utopie du peuple Batouto, qui tire son identité non pas de sa propre généalogie, mais uniquement du fait d'être en échange constant avec les autres. 

Une utopie tremblante

Glissant qualifie son utopie de "frémissante" ou de "tremblante", car elle transcende les systèmes de pensée établis et se soumet à l'inconnu :

Il faut dire d'emblée que le tremblement n'est pas une incertitude, et qu'il n'est pas la peur... la pensée "tremblante" - et à mon avis, toute utopie passe par là ce genre de pensée - est d'abord le sentiment instinctif que nous devons rejeter toutes les catégories de pensée fixe et toutes les catégories de pensée impériale… Le Tout-Monde tremble; le Tout-Monde tremble physiquement, géologiquement, mentalement, spirituellement, parce que le Tout-Monde cherche le point - non pas la station, mais le point utopique où toutes les cultures du monde, toutes les imaginations du monde peuvent se rencontrer et s'entendre sans se disperser ou se perdre. Et cela, je pense que c'est avant tout une utopie. L'utopie est une réalité où l'on peut se rencontrer avec l'autre sans se perdre. [3]

Cette idée d'une utopie tremblante qui permet un échange continu avec les autres se rattache à la nature fondamentale du musée de Glissant, par son interdisciplinarité. Nous ne pouvons comprendre les forces qui agissent dans l'art que si nous pouvons comprendre ce qui se passe simultanément dans les domaines d'autres disciplines, comme la musique, la littérature et l'architecture. Cette volonté de briser les cloisonnements et de dépasser la peur de la mise en commun des connaissances était inscrite dans la pensée de Glissant. Car dépasser cette peur signifie jeter des ponts entre l'art, la science et la technologie, ce qui est une question essentielle pour le musée du 21ème siècle. 

Toute une vie
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Nous avons maintenant la possibilité, en tant qu'espèce pleinement en contact les uns avec les autres (pensez aux réseaux sociaux), de désapprendre et de réapprendre nos propres schémas de pensée et de narration d'une manière qui nous permette d'être réellement en communion avec notre environnement, par opposition à une séparation dominante et colonialiste de l'environnement.

Cela nous ramène à Glissant - à l'idée d'être en relation les uns avec les autres et avec l'environnement, et cela signifie qu'il faut abattre des murs. Pour être plus équitable, les musées doivent abattre les murs et les séparations du monde actuel et de ses silos de connaissances rigides et spécialisés. C'est aussi une question d'accessibilité, ce qui signifie que nous devons non seulement abattre les murs entre les départements du musée, mais aussi entre le musée et le monde extérieur.

Traduit de l’anglais par Rémi Baille. Extraits de l’article d’Hans-Ulrich Obrist à paraître dans le prochain livre de Cristina Bechtler.

[1] Glissant, Édouard, Soleil de la conscience. Paris: Le Seuil, 1956: p. 15. 

[2] Glissant, Édouard, quoted in Hans Ulrich Obrist, 100 Notes – 100 Thoughts, No. 38: Édouard Glissant & Hans Ulrich Obrist, dOCUMENTA (13). Ostfildern: Hatje Cantz Verlag, 2012, p. 4. 

[3] Glissant, Édouard, quoted in Hans Ulrich Obrist, 100 Notes – 100 Thoughts, No. 38: Édouard Glissant & Hans Ulrich Obrist, dOCUMENTA (13). Ostfildern: Hatje Cantz Verlag, 2012, p. 5-6.

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.          

L'Invité(e) culture
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