Peut-on, doit-on "commémorer" Maurras (et Céline) ?

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Peut-on, doit-on "commémorer" Maurras (et Céline) ?

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Charles Maurras à son bureau, au siège du journal "L'Action francaise"
Charles Maurras à son bureau, au siège du journal "L'Action francaise"
© Getty

La première version du "Livre des commémorations 2018" est en route pour le pilon. Décision du ministère de la Culture, suite à la controverse née de la présence de Charles Maurras dans ses pages. En 2011, une polémique semblable avait concerné Céline. "Commémorer", est-ce "honorer" ?

Charles Maurras, l'écrivain antisémite, banni du Livre des Commémorations nationales 2018. Telle est la décision de Françoise Nyssen, ministre de la Culture, qui estime dans un communiqué du 28 janvier que "la commémoration peut être vécue comme un appel à célébrer ensemble au nom de la nation". Il faut dire que la présence de l'essayiste et homme politique d'extrême-droite dans les pages du catalogue avait rapidement suscité un tollé sur les réseaux sociaux. Et ce, même si ce proche de Pétain y est présenté comme une "figure emblématique et controversée".

Depuis, deux clans s'écharpent : pour le premier, dont font partie certains membres du Haut Comité aux Commémorations nationales comme les historiens Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, "commémorer" n'est pas "célébrer", mais uniquement se remémorer ; pour le second, qui dénonce "un insupportable sophisme" (selon les termes d'un collectif d'intellectuels ayant signé une tribune dans Libération),  la commémoration suppose la reconnaissance d'une grandeur : 

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"Commémorer" ici a inévitablement le sens d’une reconnaissance de grandeur qu’on met en balance avec des méfaits qui se trouvent ipso facto minimisés. La preuve : inscrirait-on Marcel Déat, Jacques Doriot, Pierre Laval, Philippe Henriot sur la liste des commémorations nationales ? Bien sûr que non. Pourtant ils ont la même importance historique que Maurras ou Chardonne.

2011, suite à l'affaire Céline, les "célébrations nationales" deviennent "commémorations nationales"

En 2011, une polémique semblable avait éclaté suite à la présence de Louis-Ferdinand Céline dans les pages de ce qu'on appelait alors encore "Le recueil des célébrations nationales". Henri Godard, l'universitaire qui avait rédigé la notice sur l'auteur antisémite du Voyage au bout de la Nuit, avait pourtant tenté d'anticiper la controverse en posant directement la question :

Doit-on, peut-on célébrer Céline ? Les objections sont trop évidentes. Il a été l’homme d’un antisémitisme virulent qui, s’il n’était pas directement meurtrier, était d’une extrême violence verbale et il a été condamné en justice pour cela. Mais il est aussi l’auteur d’une œuvre romanesque dont il est devenu commun de dire qu’avec celle de Proust elle domine le roman français de la première moitié du XXe siècle.

En février 2011 sur France Culture, Henri Godart était revenu sur "cette péripétie mémorielle" au micro d'Alain Finkielkraut, dans l'émission Répliques :

La première maladresse c’était naturellement ce choix qui prêtait à confusion avec l'équivoque du mot “célébration”. [...] J’ai finalement décidé de rédiger cette notice, encore que j’avais considéré il y a quinze ans que Céline n’était pas un auteur officiel ou institutionnel. J’ai accepté parce que j’ai pensé que les esprits avaient évolué en quinze ans, et avaient évolué dans le sens qui est celui de tout mon travail en particulier autour de Malraux, c’est à dire la reconnaissance de la création comme une valeur en soi. Et donc j’ai accepté en tachant de déminer le terrain par cette première phrase qui a été abondamment reproduite : “Peut-on, doit on-célébrer Céline ?”

En savoir plus : Céline et nous
Répliques
49 min

Suite à l'indignation de nombre d'universitaires et d'écrivains (et en premier lieu celle de Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles de déportés juifs de France), Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture, avait décidé d'écarter Céline des célébrations nationales et de rebaptiser ces dernières "commémorations nationales". Depuis, ce qui était le "catalogue des célébrations nationales" et qui était édité par les Archives de France depuis vingt-cinq ans, est publié par les Editions du patrimoine sous le titre "'Livre des commémorations nationales".

Mais la polémique actuelle autour de Maurras le prouve : il ne suffit pas de modifier un mot pour se prémunir de tout débat moral. 

La double page dédiée à Maurras dans "Le livre de commémorations nationales 2018"
La double page dédiée à Maurras dans "Le livre de commémorations nationales 2018"
- Editions du patrimoine

"Commémorer", c'est quoi ?

Pour le Larousse aujourd'hui, la commémoration est l'"action de commémorer, de rappeler le souvenir d'un événement, d'une personne ; cérémonie faite à cette occasion.

Si l'on se réfère au latin, "commémorer" vient de "commemoratio", qui désigne littéralement l'"action de rappeler, de mentionner" d'après le Gaffiot, qui cite une phrase de Cicéron en exemple : "hac commemoratione civitatis" ("en rappelant ainsi son titre de citoyen"). Etymologiquement, ce verbe désigne donc une action individuelle, et non pas collective, et est dénué de toute connotation positive ou négative. 

Mais pour ce qui est de l'histoire, celle de Rome est marquée par la commémoration de grands événements ou grands personnages, comme le souligne l'historienne spécialiste de l'Antiquité tardive, Claire Sotinel. Il se dote donc rapidement d'une connotation positive :

Dans le monde grec, ou à Rome, on ne commémore publiquement que les victoires, jamais les défaites. Lorsque beaucoup plus tard on a des traces de commémorations du sac de Rome de 410, on rappelle que Rome est sortie de l'épreuve, on ne célèbre pas la victoire des Goths.

A l'inverse de ces commémorations, notons que les Romains pratiquaient aussi la "damnatio memoriae", signifiant littéralement "condamnation de la mémoire", explique encore l'historienne : "Le Sénat pouvait choisir d'abolir totalement les traces du règne d'empereurs considérés comme des tyrans. On souhaitait ainsi rendre impossible le souvenir, empêcher le risque de commémoration. Pour Néron, il n'y a pas eu de damnation. Au moins cinquante ans après sa mort, des gens se réunissaient encore autour de sa tombe."

Il est légitime de s souvenir de Maurras, ou Céline, mais peut-on les commémorer ? La réponse est non, pour Claire Sotinel, qui rappelle qu'en français, le verbe "commémorer" est étroitement associé à l'idée de célébration, voire de culte, comme en témoigne le dictionnaire du CNRS.

Si on peut étudier l'oeuvre ou l'homme, il n'y a aucune raison de commémorer le jour de la naissance de Maurras, ou celui de sa mort. En choisissant un jour anniversaire, qui globalise la commémoration et lui donne un caractère inévitable de célébration, c'est l'homme tout entier qu'on fête. Maurras, comme Céline, n'est pas que sulfureux bien sûr, il est intéressant, mais il vaut mieux attendre une autre occasion pour parler de lui, comme une publication par exemple."

Pourtant, certains membres du Haut Comité aux Commémorations nationales s'en tiennent mordicus à l'étymologie : on peut "commémorer" Maurras, le verbe ne voulant rien de de plus, selon eux, que "se remémorer ensemble".  Ainsi que le soutenait l’historien de la culture et des médias Jean-Noël Jeanneney, passé sur France Inter le 31 janvier :

Les mots disent ce qu’ils ont à dire. "Célébration", cela veut dire qu’on se réjouit d’un événement qui paraît lumineux. "Commémoration", depuis les latins, ça veut dire qu’on se souvient ensemble d’un événement qui peut être heureux ou malheureux.[...] Dans ce recueil, on commémore la grippe espagnole de 1918. Est-ce qu’on s’en réjouit ? Evidemment pas. Vous trouverez aussi, plus loin en arrière, la destruction de la cathédrale d’Orléans. [...] C’est l’occasion, pour tous ceux qui sont porteurs de la mémoire, les enseignants, les journalistes… d’apporter des informations à la population toute entière. [...] Commémorer Oradour-sur-Glane, ça me paraît nécessaire pour expliquer ce qu’a été la barbarie. [...] On est là dans une réflexion sur l’anachronisme en politique. Après tout, est ce qu’il faut célébrer ou commémorer Saint Louis ? Saint Louis a été islamophobe, antisémite, homophobe. Simplement, il ne faut pas être anachronique.

Mais l'académicienne Danièle Sallenave, la présidente du Haut comité aux commémorations nationales, se désolidarise de cet argumentaire. Pour elle, ces débats devraient être l'occasion d'engager une réflexion sur le mot "commémoration" qui "pose problème", estimait-elle dans le Figaro le 31 janvier :

Il est évident qu'il y a une équivoque quant au terme de "commémoration". À mon avis, il est important que nous menions une vraie réflexion sur le mot, sur son usage. Dans Le Dictionnaire de l'Académie française*, parmi les sens que l'on donne au verbe commémorer il y a «évoquer, célébrer la mémoire d'une personne, d'un événement». Il y a indéniablement une connotation positive ; c'est cela qui a gêné.

Pour aller au-delà des réflexions lexicales, nous vous invitons à réécouter cet extrait des matins d'été du 15 août 2014, dans lequel Nicolas Martin s'interrogeait sur la fonction des commémorations nationales : “Quelle est la fonction de ce regard insistant, officiel, national, vers le passé et vers les morts du passé ?” demandait-il à l'historien François Hartog, dont voici la réponse :

Je pense que dans ces commémorations, on commémore d’abord et surtout les victimes. La volonté est de fédérer la population autour de ce qui constitue des marqueurs forts de notre identité collective en tant que nation.

François Hartog sur la question de la commémoration nationale_Les Matins d'été, 15 août 2014

23 min

Et le rôle de l'Etat, dans tout ça ? Pour François Hartog, il a une fonction de "profération de l'Histoire [...] De l’Histoire exemplaire, de l’Histoire maîtresse de vie.”

En l’occurrence Maurras, pour l'Histoire exemplaire, c'est raté.

À écouter aussi : Les Matins de France Culture recevaient le 2 février l'historien Christophe Prochasson et le professeur d'histoire contemporaine Olivier Dard, pour leur poser la question : "commémorer, est-ce célébrer ?" :

L'Invité des Matins (2ème partie)
24 min