Cheveux ébouriffés, marinière bleue et blanche, visage fin habillé par des yeux semblables à des fentes... le personnage fantasque signé Fred, qui a bien failli ne jamais être publié, a 50 ans.
Philémon, l’éternel jeune homme au pull rayé qui s’animait sous le crayon de Fred est né il y a 50 ans dans le journal Pilote . A cette occasion, la Galerie Martel expose à Paris des planches de Fred et les éditions Dargaud publient un ouvrage consacré à ce personnage bien loin des standards de la bande dessinée franco-belge .
En 1965, alors qu'il a longtemps été directeur artistique de Hara-Kiri, le célèbre journal satirique “bête et méchant ” qu’il a contribué à fonder et dont il dessinera de nombreuses couvertures, Frédéric Othon, dit Fred, veut revenir à l’écriture et au dessin. Il propose alors au journal Spirou quinze planches d’une histoire qu’il a dessinée. Le magazine refuse, mais le rédacteur en chef du journal Pilote , René Goscinny est fasciné par le travail de Fred. Il publie La Clairière des Trois-Hiboux , où apparaît pour la première fois le personnage de Philémon : le trait particulier du dessinateur, s’il a séduit la rédaction de Pilote , peine à convaindre les lecteurs. Il faudra bien à Fred le soutien du créateur d'Astérix et Obélix pour imposer le personnage de Philémon.
“René Goscinny pouvait parfois se tromper, * raconte Thierry Groensteen, *historien et théoricien de la bande dessinée. Il estimait par exemple que Reiser dessinait mal et l’a longtemps cantonné à un rôle de scénariste, [...] mais il a tout de suite cru à Fred comme dessinateur ” :
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Philémon, personnage prétexte_ J'ai bien de la chance car c'est à moi que Fred vient raconter ses histoires avant de les dessiner. Il entre dans mon bureau, un bon sourire derrière ses belles moustaches (il ressemble à Blériot), je m'installe bien, et il commence à me parler de Philémon, d'Anatole, de tout son monde merveilleux. De temps en temps il se met à rire, ses yeux pétillent, et il dit : "Alors là, ça va être terrible, parce que...". Et il continue, puis il s'arrête, et je lui dis : "Formidable !". Alors il me regarde, drôlement étonné, et il s'en va, content comme tout. _Préface de René Goscinny pour "Le Naufragé du A" .
Grâce au soutien de Goscinny, Fred peut donc installer ses personnages dans le journal Pilote . Dans ses premières courtes aventures, Philémon, avec son fidèle compagnon l’âne Anatole, croise la route de curieux personnages : un tailleur d’ombre, un charmeur de routes ou encore un spéléologue devenu géant à force de manger trop de soupe, sont autant de rencontres improbables. Face aux personnages hauts en couleur de ces histoires courtes, Philémon joue le rôle de l’innocent, le naïf qui, loin de s’étonner, s’émerveille. “Ce n’est pas tant Philémon qui intéressait Fred, * juge Thierry Groensteen, c’était plutôt d’avoir un porte-parole, quelqu’un qu’il puisse promener* ” :
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Tout l’univers créé par Fred repose sur l’idée que les lettres d’”OCEAN ATLANTIQUE”, que l’on peut voir écrites sur une mappemonde, sont en réalité des îles. Philémon pénètre cette étrange univers lorsqu’il trouve, dans le puits où il était venu chercher de l’eau, une bouteille contenant un message de détresse. À vouloir y regarder de plus près, il tombe dans le puits... et se retrouve sur l’île du « A », où il rencontre un vieux puisatier porté disparu il y a 40 ans : Barthélémy. Dans ces histoires, les personnages récurrents imaginés par Fred sont en réalité des prétextes à la narration de l’univers : le père de Philémon, Hector, joue par exemple le rôle de l’incrédule, évident ressort comique décriant régulièrement les “mensonges” que lui raconte son fils, et se refusant à croire l'inévitable vérité, même lorsque cette dernière est placée sous ses yeux.
Le protagoniste le plus intéressant de cette petite galerie est sans aucun doute le puisatier Barthélémy. Ce personnage, comme l’explique Thierry Groensteen, est profondément désabusé. Revenu dans le monde réel, il n’aura de cesse d’essayer de retourner sur l’île du “A”. Il préfère au monde traditionnel une autre réalité, à l’image, peut-être, de Fred lui-même :
“Fred est un grand imaginatif, dans la lignée d’un Lewis Caroll. Quelqu’un qui vivait en permanence de plain-pied dans l’imaginaire, qui ne faisait pas vraiment de différence entre ce qui était réel et imaginaire. Tout ça, pour lui, était extrêmement perméable, il passait facilement de l’un à l’autre, il vivait avec ses personnages. L’univers dans lequel ils s’ébattaient avait autant de réalité que, finalement, le monde réel, auquel Fred s’intéressait assez peu. ”
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Poésie satirique L’univers créé par Fred, fruit d’une idée quasi-enfantine comme poussée à l’extrême, n’explique pas à lui seul la raison pour laquelle il est aujourd’hui considéré comme un auteur majeur de la bande dessinée française.
Les albums de Fred sont souvent considérés comme poétiques : les couleurs chatoyantes, le trait brut, l'amour de la langue (les protagonistes parlent énormément), les innombrables jeux de mots et les personnages fantasques témoignent d’une mythologie propre au dessinateur, même si l’auteur n’a jamais revendiqué un statut de poète.
J'essaie de la dessiner mais je ne peux pas la définir. En tout cas il faut se méfier avec la poésie. Elle doit venir naturellement, toute seule, et on ne peut pas dire : "Tiens, ce matin, je vais écrire un truc poétique." La poésie, c'est comme une feuille morte qui flotte et se pose doucement sur le sol, elle doit flotter et se poser délicatement sur le papier. Une feuille morte qui tombe comme un sac de plomb, elle devient burlesque. Mais le mot poésie a été tellement galvaudé que c'est devenu une chose mièvre. C'est dommage *.* Fred, dans "Le Conteur électrique"**
Fred est, surtout, légèrement misanthrope et inscrit en filigrane de son oeuvre une discrète critique de la société. Dans Le Château suspendu , écrit en marge des évènements de mai 68, Philémon et Barthélémy se retrouvent ainsi dans une baleine-galère, où les rameurs manifestent contre leurs terribles conditions de travail. Les galériens finissent par obtenir gain de cause : le droit de ramer un jour de plus, le dimanche.
Si Fred a choisi d'adapter en BD Le Journal de Jules Renard , ça n'est pas sans raison : les deux auteurs partagent une même vision teintée d’amertume du monde qui les entoure :
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De la méta-bande dessinée Ce qui marque, chez Fred, c’est surtout sa capacité à jouer avec les codes de la BD. Le dessinateur reprend à plusieurs reprises une technique qu’il avait développée lorsqu’il travaillait à *Hara Kiri * : il insère dans ses albums des tableaux ou des gravures, tristement fixes par rapport à l’impression de mouvement inhérente dans la BD, et affuble les illustres personnages de phylactères. Fred se plaît à jouer de ce contraste : une gravure de Napoléon peut ainsi commenter une scène totalement décalée, conférant à la situation un côté loufoque.
Avec Philémon, l’auteur va bien plus loin et se joue des cases. Ses personnages n’hésitent pas à sortir de la trame, à rouler les cases ou à les utiliser pour se déplacer. Fred joue avec la perspective comme avec le lecteur, et c’est sans doute là que s’illustre tout son talent : Philémon brise avec régularité ce qui est surnommé le quatrième mur. En sortant des cases, il entre directement en contact avec le lecteur, ce qui tient du procédé de métafiction et contribue un peu plus, pour Fred, à effacer la frontière entre réel et imaginaire.
_J'avais une manière très spéciale de lire quand j'étais gamin. J'avais toujours envie de soulever les bulles pour voir ce qu'elles cachaient. Je me demandais si le décor continuait sous la bulle ou s'il y avait encore une autre bulle derrière et peut-être une autre... J'aurais bien voulu savoir ce qu'il se passait là-dessous. Je mettais la page de profil pour voir les personnages déformés. Et j'avais envie de me promener dans les cases, pour surprendre les héros en coulisses, en train de se maquiller avant d'entrer en scène. Je voyais déjà la bande dessinée en trois dimensions, et c'est cette vision que j'ai utilisée ensuite dans mes histoires. _Fred, dans "Le Conteur électrique"
“Fred se situe clairement là dans une filiation avec Winsor McCay, le créateur de * Little Nemo in Slumberland au début du XXème siècle, qui était déjà un dessinateur qui privilégiait l’onirisme, * explique à ce sujet Thierry Groensteen_. Chaque planche coïncidait avec le rêve du personnage, qui se réveille immanquablement dans la dernière case. C’était un prodigieux dessinateur, qui a lui aussi multiplié les jeux réflexifs. Il faisait une bande dessinée et en même temps une méta bande dessinée, qui était en permanence en train de se commenter, de jouer avec ses propres conventions._ ”
Windsor McCay était lui même très influencé par Lewis Caroll et les autres écrivains du merveilleux enfantin. Cette littérature du XIXème siècle, qu’il s’agisse d’Alice au pays des merveilles ou du Magicien d’Oz, mettait en scène des enfants qui visitaient des mondes inconnus et parallèles au notre, obéissant aux lois du merveilleux… Une idée que l’on retrouve avec Philémon, éternel adolescent en proie aux fantasmagories des îles de l’océan Atlantique.“Le merveilleux enfantin, l’idée du monde parallèle, c’est quelque chose qui est beaucoup plus présent dans la littérature anglo-saxonne que chez nous, * poursuit Thierry Groensteen. Que ce soit Lewis Caroll, Frank Baum, et d’autres écrivains du XIXème, on retrouve ça fréquemment. Alors qu’en France c’est un thème finalement assez peu présent… jusqu’à Fred.* ”