L'écrivain et traducteur Philippe Jaccottet, mort ce 24 février 2021, était l'un des poètes de langue française les plus inventifs, mais aussi l’un des plus lus, traduits et étudiés. Au fil de rares entretiens, retour sur une œuvre et un parcours qui ont toujours veillé à "l'immédiateté au monde".
Ecrivain suisse de langue française, Philippe Jaccottet était l’un des poètes les plus inventifs et prolifiques de sa génération. Mort une semaine avant la parution de ses derniers textes, Le Dernier livre de Madrigaux et La Clarté Notre-Dame (à paraître aux éditions Gallimard le 4 mars), il laisse une œuvre d'une apparente simplicité et d'un accès très immédiat, habitée par la nature — il arpentait sans relâche les collines de la Drôme où il avait élu domicile — mais aussi par les rêves suscités par cette nature.
De son premier recueil, L'Effraie et autres poèmes (1953) à L’Encre serait de l’ombre - Notes, proses et poèmes (1946-2008), l'écrivain est resté fidèle à une poésie qui tente de dire l’immédiateté, l’insaisissable, et de concilier "la limite et l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme." Une poésie marquée au coin de l'incertitude et de la fragilité qui sera récompensée par le Goncourt de la poésie en 2003, et vaudra à son auteur l'honneur d'entrer dans la Bibliothèque de la Pléiade de son vivant, en 2014. Cette conscience aiguë de la fragilité du langage face à ce qui détruit le monde, Philippe Jaccottet la résumait ainsi : "Les seules réalités positives que l’on peut opposer à la dégradation générale et au nihilisme sont tellement évasives, tellement frêles, qu'elles sont en quelque sorte improbables." (France Culture, 2001).
Une vie placée sous le signe du doute et de l'effacement
Né le 30 juin 1925 à Moudon, dans le canton de Vaud (Suisse), Philippe Jaccottet commence à publier au début des années 1950. Dans L'Ignorant publié en 1957, il écrit à seulement 32 ans, comme on affirme un programme : "L'effacement soit ma façon de resplendir." S'il fréquente dans sa jeunesse les cercles littéraires, notamment celui de la NRF où il côtoie Jean Paulhan, Francis Ponge ou Jean Tardieu et devient l’ami de poètes de sa génération comme Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, André Dhôtel, Pierre Leyris ou Henri Thomas, Philippe Jaccottet va rapidement faire sienne la maxime de Nietzsche "Tu ne peux pas être à la fois un écrivain et un héros de la culture". Et dès 1953, décider de s'installer, en compagnie de sa femme, la peintre Anne-Marie Haesler-Jaccottet, dans le village de Grignan dans la Drôme, afin de fuir tout ce qui aurait pu le divertir de l'écriture. Rétif à tout commentaire sur son œuvre, l'écrivain accordait peu d'interviews. En février 2001, il avait fait exception et, au micro d'Alain Veinstein pour un "Surpris par la nuit", il confiait que son sentiment face à la rumeur du monde n'avait pas varié, cinquante ans après le choix de cette retraite provençale : "On parle beaucoup trop, beaucoup trop de gens écrivent. Et cela produit une sorte d’arasement de la force de rayonnement de la poésie comme du roman. Plus les années passent, plus la prolifération des commentaires et des paroles, comme celle des images m’effraie et renforce mon désir de silence."
En juin 1956, Philippe Jaccottet reçoit pour son recueil L’Effraie, paru en Suisse trois ans plus tôt, le Prix Rambert, décerné par un jury d'étudiants de l'Université de Lausanne. Dans son discours de remerciement, il écrit : "Comment ne pas être hésitant lorsque l’on a conscience avec acuité de l’incertitude extrême et de la ridicule fragilité des seules choses que l’on ait à dire ?" (Une transaction secrète, Gallimard, 1987). Cette méfiance vis-à-vis des mots et de la parole, ce doute quant à leur capacité à exprimer "les choses les plus importantes de la vie", l'écrivain la conservera toute sa vie.
Eloge du doute
Admirateur de la pensée de Simone Weil, Philippe Jaccottet avouait pourtant qu'il se demandait comment la philosophe pouvait être aussi affirmative dans ses écrits. Et confiait, toujours au micro d'Alain Veinstein, que la certitude était la chose du monde qui lui était la plus étrangère : "Rien n’est plus éloigné de ma nature." Ces doutes, cette incertitude qui formaient le cœur de son rapport au monde, Philippe Jaccottet leur avait donné une fonction : celle de détonateur, de moteur même, de sa poésie. Toute son œuvre procède de cet état obscur, confus, de ce sentiment d’égarement face au monde : "S’il n’y avait pas le doute, il n’y aurait pas ces moments inespérés."
Entretien de Philippe Jaccottet avec Alain Veinstein, France Culture, Surpris par la nuit, 2001
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Cette ignorance qu'il convoquait dans le titre de l'un de ses premiers recueils, Philippe Jaccottet la revendiquait encore des dizaines d'années plus tard, même s'il convenait qu'elle s'était au fil de sa vie déplacée, du champ de l'écriture à celui plus vaste, des questions existentielles : "J'ai le sentiment d'un accord plus grand que par le passé avec mon travail, je sais à présent que ce que je peux faire de moins mal, c’est me servir d’un don poétique, qui est la seule chose que je possède. Le doute s'est déplacé sur la totalité de la condition humaine, je comprends de moins en moins pourquoi je suis ici. Ce n’est pas par coquetterie que j’ai appelé un de mes livres "L’Ignorant". Je ressens une ignorance profonde, qui s’est aggravée avec le temps.
La poésie comme un état de grâce
Simone Weil affirmait que "les biens les plus importants ne doivent pas être recherchés mais attendus". A cette phrase qu’il aimait citer, Philippe Jaccottet ajoutait "m_ême pas attendus, il faudrait qu’ils vous viennent en pensant à autre chose_." C'est à cet état de totale disponibilité au monde que l'écrivain attribuait l'écriture des poèmes qu'il considérait comme les plus aboutis : ceux rassemblés dans le recueil Airs-Poèmes 1961-1964 (Gallimard) ou encore certaines des notes publiées dans La Semaison. Carnets 1954-1979 (Gallimard). Dans ce même "Du jour au lendemain", il évoquait "ces éclaircies mystérieuses, si difficiles à saisir" et, tout en se méfiant du mot "grâce", les expliquait en les reliant à la pensée taoïste du Wuwei : "Les poèmes les plus lumineux m’ont été le plus aisément donnés, ils sont sortis de ma tête sans retouche. C'est pour cela que je dis qu'il y a peut-être un peu de taoïsme dans ma démarche. Je ressens la nécessité de me laisser imprégner d’une certaine passivité d’écoute et d’accueil du monde extérieur, sans un trop grand contrôle de la raison. Si je devais décrire mon rapport à la poésie, ce serait celui de quelqu’un qui se laisse aller au fil du courant d'une rivière, mais qui a quand même une rame pour diriger son bateau."
Une œuvre de traducteur
Philippe Jaccottet était aussi un immense traducteur. Couronnée par le Grand prix national de Traduction en 1987, cette autre œuvre — d'Homère à Goethe — presque aussi impressionnante que son œuvre poétique, aura occupé une grande partie de sa vie. Au micro d'Alain Veinstein, il expliquait en 2001 que cette activité lui a longtemps semblé concurrencer sa poésie : "Je me suis plaint longtemps du temps que les traductions me prenaient. Mais aujourd’hui, je me dis que je n’aurais pas écrit plus de livres, ni de meilleurs livres si j’avais été rentier." C'est à ce travail ardent et passionné que l'on doit notamment la réception en France de l’œuvre de Robert Musil (1880-1942), dont la traduction de L'Homme sans qualités, commencée en 1955 ne s'achèvera que trente ans plus tard. Mais aussi une part très importante de celle de Rainer Maria Rilke (1875-1926) ou Friedrich Hölderlin (1770-1843) dont il s'est chargé de l'édition des œuvres complètes dans la Bibliothèque de La Pléiade. A côté de ces grands noms de la littérature — auxquels il faudrait encore ajouter Platon et Thomas Mann — Philippe Jaccottet a aussi permis de faire découvrir ou redécouvrir des écrivains inconnus ou tombés dans l'oubli comme l'Espagnol Luis de Góngora (1561-1627), l'Italien Giuseppe Ungaretti (1888-1970) ou le Russe Ossip Mandelstam (1891-1938).
Un poète entré à la Pléiade de son vivant, et enseigné à l'Université
En 2014, Philippe Jaccottet a été le 15e écrivain à entrer de son vivant dans la Bibliothèque de la Pléiade, le troisième poète après Saint-John Perse (1887-1975) et René Char (1907-1988). L'écrivain participe alors à l'édition de ses œuvres complètes (à l'exception de son œuvre de traducteur) en vers et en prose, et dans l'ordre chronologique de l'écriture. Couvert de prix littéraires, traduit et lu dans le monde entier, Philippe Jaccottet était aussi l'un des poètes contemporains qui a fait l'objet de plus de thèses et de critiques. S'il était très reconnaissant à l'université d'avoir fait, depuis les années 1980, une telle place à son œuvre, et d'en avoir permis une large réception auprès d'un public d'étudiants et de chercheurs, l'écrivain avouait rechercher dans sa retraite drômoise quelque chose d'un rapport au monde plus naturel et plus immédiat : "Plus on est lu, plus on est commenté, plus on risque de se voir imposer, même dans le monde discret de la poésie, une sorte de personnage, et par conséquent d’avoir à épouser les traits de celui-ci. C'est comme se regarder dans un miroir flatteur, cela fait peser une menace sur cette immédiateté du rapport au monde que je voudrais conserver aussi longtemps que possible. C’est la raison de ma discrétion, cela n’a rien à voir avec de la modestie."
Toute l’activité poétique se voue à concilier, ou du moins à rapprocher la limite et l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme. C’est pourquoi le poème nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique. Le souffle pousse, monte, s’épanouit, disparaît ; il nous anime et nous échappe ; nous essayons de le saisir sans l’étouffer. Nous inventons à cet effet un langage où se combinent la rigueur et le vague, où la mesure n’empêche pas le mouvement de se poursuivre, mais le montre, donc ne le laisse pas entièrement se perdre. Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable sa part.
Philippe Jaccottet, mars 1960 (in La Semaison, Carnets 1954-1979, Gallimard, 1984)