"Les goûts finalement sont des dégoûts." En 1979, Pierre Bourdieu avouait qu'il avait peiné à arriver à cette conclusion dans sa réflexion sur la distinction culturelle. 20 ans après sa mort, écoutez le sociologue développer sa théorie du jugement de goût au fil de nombreux entretiens d'archives.
Sur le plateau d'Apostrophes en 1979, Pierre Bourdieu confiait à Bernard Pivot : "Ce qui est important, c'est que les goûts finalement sont des dégoûts. Ça, j'ai mis beaucoup de temps à le trouver. C'est le dégoût du goût des autres. Pour faire parler les gens sur leurs goûts, il faut leur faire parler de ce qui les dégoûte." Disparu en 2002, le sociologue, théoricien considérable des sciences sociales au XXe siècle, laisse en particulier une analyse de l'art et de la culture qui a bouleversé pour toujours la théorie du jugement esthétique. Il y "soumet le bon goût à la rigueur de l’examen scientifique", par la méthode de l'enquête sociologique.
"C'est de bon goût"
En 1979 paraît un essai majeur dans l'histoire de la sociologie, aux Éditions de Minuit : La Distinction. Pierre Bourdieu y montre que les goûts et les dégoûts de chacun expriment leur position dans le monde social - mélange de capital économique et de capital culturel. Il remet ainsi en question l’idée généralement admise d’une beauté immuable ou d’un goût “naturel”.
Pierre Bourdieu, en 1979 : Quand nous mettons une cravate à pois ou une cravate unie, quand nous achetons une Mercedes ou une 2-chevaux, nous nous identifions plus profondément à nos goûts au fond qu'à nos opinions, et nos goûts nous trahissent davantage que nos opinions. Je me suis amusé à décrire les goûts de ce que j'appelle la petite bourgeoisie nouvelle : culture libérée, libre, avant-garde, etc. Je suis tombé sur un magazine qui s'appelle “Catalogue des ressources”. C'est un truc en trois volumes, fort cher, destiné aux jeunes gens qui veulent faire du ski hors pistes, voyager en roulotte, tout ce qui est en marge, qui est nouveau. Le style vert : randonnée verte, etc. Toutes les choses mentionnées là-dedans vont très bien ensemble. C'est à dire que préférer telle ou telle cuisine n'est pas sans rapport avec le fait de préférer telle ou telle musique. De la même façon, les goûts bourgeois anciens - du côté du sobre, du raffiné, de la double négation, de la litote, du refus de l'épate, de l'étalage - formaient aussi un ensemble parfaitement cohérent. En outre, ces préférences composent des jeux où chacun se définit par rapport à celui qui est juste au-dessous de lui. Mais on observe aussi des renversements : par exemple, le fait de porter un blue-jean ou d'autres attributs supposés populaires. La 2-chevaux de l'intellectuel n'est pas celle de l'ouvrier agricole.
Le public des musées
Dès les années 1960, Pierre Bourdieu élabore cette théorie de la distinction culturelle à partir du cas particulier du musée. En 1966, parait aux éditions de Minuit une étude menée avec Alain Darbel intitulée L’amour de l’art. Les musées d’art européen et leur public, basée sur une série d’enquêtes sociologiques. En 1973, le sociologue développait ses conclusions pour la télévision française : "Actuellement, le musée est un lieu sacré, tout à fait analogue à une église. C'est un endroit où on va se sacraliser en se distinguant du profane. C'est là sa fonction essentielle. Si le culte du musée est tel pour certaines classes sociales, c'est parce qu'il remplit une fonction de distinction : il sépare ceux qui sont capables d'y entrer de ceux qui n'en sont pas capables."
En 1982, le sociologue persiste et précise grâce à une enquête réalisée auprès du public spécifique du Centre Georges Pompidou à Paris, ouvert cinq ans auparavant. Ce lieu culturel est alors vu par ses détracteurs comme "un supermarché de la culture" : "On pourrait comparer Beaubourg à une distillerie. Le public populaire reste en bas, voit rapidement les choses accessibles, et à mesure qu'on s'élève dans les étages, le public devient de plus en plus épuré socialement - tous ces mots étant évidemment sans aucun jugement de valeur. Quand on arrive à Duchamp, on retrouve le public habituel des musées d'art moderne. C'est-à-dire un public de haute origine sociale, cultivé, qui sait pourquoi il est venu. C'est une loi générale mais on observe que plus il y a de monde, plus les classes privilégiées qui ont habituellement le monopole des musées d'art, s'abstiennent. Je pense que ce phénomène a joué pour Beaubourg. Pour les habitués de la culture, comme une vieille dame très cultivée nous l'a confié lors de notre enquête : "il faudra attendre que ça devienne convenable pour qu'on puisse y aller."
Le sociologue combattant
En 1994, Pierre Bourdieu analyse les effets pervers du mécénat dans l’art contemporain. Il affirme ainsi le rôle de la sociologie vis-à-vis de l’art et de la culture : un poil à gratter. "La sociologie a une fonction importante : elle dérange. Puisque par définition, comme toute science, elle dévoile et qu'en dévoilant, elle rend plus difficile le fonctionnement de certains mécanismes sociaux. D'autant plus que ces mécanismes ne marchent jamais aussi bien que lorsque celui qui en bénéficie ne sait pas qu'il en bénéficie."
Photo, cinéma, littérature, musique… aucune discipline n’a échappé à son analyse sociologique. Le plaisir de la lecture semble demeurer cette parenthèse enchantée et insondable, à laquelle lui, fils de paysans du Béarn, a su goûter et à laquelle il n’a plus jamais renoncé. En plein Salon du livre, en 1989, il glissait à la caméra d'un journal télévisé : "Le plaisir de la lecture, je crois qu'il faut lui laisser une part d'obscurité. Les scientifiques ne prétendent pas expliquer le plaisir des couleurs. Ils se contentent d'expliquer ce qu'est la structure des couleurs. Je crois que c'est la même chose pour le plaisir littéraire."
Archives Ina ; documentation Delphine Desbiens.