Pionnière, croqueuse hors pair des "bobos" de son époque, la dessinatrice Claire Bretécher est morte
Par Pierre Ropert, Pauline PetitL'autrice de bande dessinée, connue entre autres pour ses séries "Les Frustrés" ou "Agrippine", est morte ce mardi à l'âge de 79 ans. Son trait, son regard féministe sur la société ont marqué leur époque.
Claire Bretécher, la célèbre autrice de bande dessinée humoristique, est morte ce mardi 11 février, selon ses proches et son éditeur. Grande femme de la BD française dans un univers alors essentiellement masculin, elle s'était fait connaître avec deux séries de bande dessinées, Les Frustrés dans les années 1970 puis Agrippine dans les années 1980, deux satires de la société qui connaissent un franc succès. "Claire Bretécher fut une pionnière de la conquête, par les femmes, d'une place dans la bande dessinée, forme artistique longtemps exclusivement masculine", comme le soulignait le critique de bande dessinée Antoine Guillot à l'antenne de France Culture.
Née le 17 avril 1940, à Nantes, Claire Bretécher se passionne très vite pour le dessin, et se dirige naturellement vers les Beaux-Arts de Nantes. Elle quitte rapidement le foyer familial, pour s'éloigner d'un père violent, afin de poursuivre ses études à Paris. Elle qui a reçu une éducation religieuse vend ses premières illustrations à l'hebdomadaire catholique Le Pélerin, puis collabore avec les éditions Bayard, Larousse ou encore Hachette.
En 1974, lors d'un entretien avec Harold Portnoy dans l'émission Le temps libre sur France Culture, Claire Bretécher revenait sur son travail qu'elle considérait comme une revanche prise sur son éducation très conventionnelle :
J’ai eu une éducation classique, bourgeoise et catholique. Donc très grotesque. Quand on passe 15 ans de sa vie dans un collège de bonnes sœurs, on frise le grotesque tout le temps ! Il fallait faire des révérences tout le temps, ça avait un côté théâtral… Ce qui était théâtral aussi c’était les trempes que je me prenais quand je rentrais à la maison parce que je n’avais pas des notes extraordinaires ! L’éducation religieuse rencontre l’absurde sans arrêt, parce que ce que vous apprenez rentre tellement en contradiction avec ce que pouvez observer dans l’existence.
C'est avec René Goscinny, le créateur d'Astérix et Obélix, que Claire Bretécher se lance dans la BD, en illustrant l'histoire Facteur Rhésus dès 1963, publiée dans L'Os à Moëlle, le journal humoristique de Pierre Dac. Dans un monde presque exclusivement masculin, la jeune autrice va rapidement devenir l'un des illustrateurs phare de la BD franco-belge. Au cours des années 60, elle participe aussi à l'hebdomadaire Tintin, avec son personnage d'Hector, avant de se rendre chez Spirou, où elle publie Les Gnangnan.
Dans les Nuits magnétiques, en 1980, sur France Culture, Claire Bretécher se remémorait ses débuts et racontait toute son admiration pour André Franquin :
Franquin était un grand dessinateur, absolument sans prétention. Je n’aime pas trop Gaston, j’aimais particulièrement la période "Spirou et Fantasio". C’est à "Spirou" que j’ai apporté ma première bande-dessinée qui s’appelait “Des Navets dans le cosmos". Elle ne faisait que cinq pages. Ensuite, j’ai travaillé à Pilote.
Du journal "Pilote" aux "Frustrés"
C'est ainsi dans le journal Pilote que Claire Bretécher, seule femme de la rédaction, commence à se faire un nom auprès du grand public. Elle y crée le personnage de Cellulite, et donne pour la première fois à ses BD l'humour satirique et critique de la société qui caractérisera son oeuvre :
Cela me satisfait plus de faire des gens moches, ils ont l'air fatigués et déprimés tout le temps, (...) ils ne sont pas gâtés, je n'arrive pas à faire des gens sympathiques. J'ai essayé mais ils tournent toujours au vinaigre. Par exemple je fais une bande-dessinée qui s'appelle Cellulite, c'est un personnage féminin, j'essaie toujours de lui adjoindre des comparses sympathiques mais ils sont toujours pire encore, ils sont lâches, ils sont sordides. Claire Bretécher
En 1972, elle rejoint également, à la demande de Gotlib, la rédaction de L'Echo des Savanes, où elle est libre d'écrire des histoires plus tournées vers un public adulte. Un an plus tard, c'est au Nouvel observateur que la dessinatrice amène ses crayons. Elle y crée, entre 1973 et 1981, Les Frustrés, première critique sociale des milieux intellectuels aisés moqués à travers les petits problèmes de la vie de tous les jours, comme elle le racontait dans l'émission Le Temps Libre :
Je fais des pages dans le "Nouvel observateur" sur la vie courante. La vie courante, ce sont les gens qui la font, et les gens ont chacun une opinion de luxe, c’est-à-dire l’opinion qui leur fait plaisir, sur la politique par exemple, et une opinion pratique, c’est-à-dire l’opinion qu’ils sont capables de mettre en action. La contradiction entre ces deux types d’opinion est très absurde et réjouissante !
Ce "nid d'intellectuels de gauche", comme elle le nomme elle-même, lui donne la source d'inspiration pour ses planches. Déjà reconnue dans le milieu de la bande-dessinée, le succès des Frustrés vaut à la dessinatrice une certaine notoriété. Son trait simple, efficace, essuie d'abord des critiques notamment de la part de Goscinny, avant d'être reconnu pour sa capacité à restituer une spontanéité fraîche et expressive. Dans Les Frustrés, elle tend à utiliser ses dessins de manière répétitive pour mieux en accentuer les variations.
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Le succès de sa série l'amène à cesser ses collaborations avec les autres magazines de bande-dessinée. Le premier album des Frustrés, auto-édité, remporte le prix du scénariste français du festival d'Angoulême 1976, et le succès des albums suivants amène l'autrice à publier l'ensemble de ses créations. Traduite dans plusieurs langues, sa série est également adaptée en version animée à la télévision française.
La consécration avec "Agrippine"
Devenue une figure majeure de la bande dessinée française, Claire Bretécher obtient en 1982, le premier Grand Prix spécial du festival d'Angoulême. Un an plus tard, elle écrit Le Destin de Monique, une bande dessinée sur les grossesses in vitro, alors qu'elle est elle-même préoccupée par l'enfantement.
Après avoir consacré une partie de son oeuvre à la question de la maternité, elle-même ayant eu un enfant avec le juriste Guy Carcassonne, Claire Bretécher lance en 1988 sa série Agrippine, qui se penche sur le monde de l'adolescence à travers son personnage principal, une adolescente gâtée. Cette critique de la société de consommation à travers la petite bourgeoisie parisienne est immédiatement un immense succès. Dans un texte intitulé "Agrippine et le moderne", Pierre Bourdieu qualifie ainsi cette bande dessinée d'"évocation [...] rigoureuse, quasi ethnographique" de la bourgeoisie intellectuelle parisienne.
Dans Personnages en personne, Jean-Pierre Mercier, ex-conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, se penchait sur la personnalité d’Agrippine, célèbre héroïne de Claire Bretécher :
C’est une adolescente d’à peu près 16 ans, qui est assez jolie – ce qui est plutôt paradoxal parce que Bretécher passe son temps à défigurer ses personnages en leur mettant des grosses valoches sous les yeux et un gros pif. Elle change de fringues tout le temps. Claire Bretécher a dû prendre un malin plaisir à regarder ce qui se faisait à l’époque autour d’elle, la mode chez les adolescentes. [...] Agrippine passe du drame à la légèreté, et est capable de mettre la révolution dans sa famille en 30 secondes. [...] Les rapports entre mère et fille sont absolument sanglants, c’est drôle mais sans pitié.
Le vocabulaire, c’est un des grands talents de Claire Brétecher, c’est pour ça qu’elle a beaucoup été adaptée au théâtre : elle est une dialoguiste absolument géniale. Elle prend tout le langage jeune de l’époque, et elle en fait sa propre version. Par exemple : tout le monde ou presque disait à l’époque “laisse béton”, elle, elle dit “laisse bouigue”. Il y a plein de trouvailles comme ça. Elle fait aussi du double verlan : ma “meur” ou mon “peur”.
La dessinatrice s'illustre notamment par "son sens génial du dialogue retranscrit dans son inimitable écriture cursive", comme le rappelait le critique de bande dessinée Antoine Guillot, qui insistait également sur sa dimension "féministe sans être militante". L'autrice est en effet féministe, à la fois par sa position privilégiée dans l'univers masculin de la bande dessinée franco-belge, mais aussi par sa défense de la cause des femmes : contraception, avortement, fécondation in-vitro, mères-porteuses sont autant de sujets, méconnus, qu'elle aborde à travers ses personnages satiriques. Son influence sur les thématiques abordées dans l'univers de la BD inspirera d'ailleurs de nombreuses autrices de BD en devenir.
Sa notoriété lui vaut d'être largement célébrée dans le monde de la BD, mais également en dehors. Pierre Desproges lui consacre ainsi, en 1982, un épisode du Tribunal des flagrants délires. En 1984, elle est mise à l'honneur par le tube "Femme libérée" du groupe Cookie Dingler.
En 2015, le Centre Pompidou lui avait consacré une exposition rétrospective dans laquelle de grandes personnalités intellectuelles, de Roland Barthes à Daniel Arasse, en passant par Umberto Eco, célébraient son oeuvre.