Plagiat, copie, inspiration, pot commun : à qui appartiennent les mots ?

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Plagiat, copie, inspiration, pot commun : à qui appartiennent les mots ?

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Montblanc : l'original et la copie.
Montblanc : l'original et la copie.
© Getty - Heuser/Ullstein bild

Alors que démarre le salon Livre Paris ce vendredi, les tribunaux n'ont jamais eu à juger autant d'affaires de plagiat. Des dossiers délicats où les prévenus sont souvent très connus et les textes, passés à la loupe pour déterminer la paternité d'une oeuvre.

Des pages web qui clignotent du mot indigne de “plagiaire”, des émissions interrompues par des hordes criant au voleur, et des séances de dédicaces qui virent à l’enfer… Parmi d’autres, ce sont quelques-uns des cauchemars coupables que raconte Nicolas Rey, dans un dernier livre Dos au mur (Le Diable vauvert) où se mêlent fiction (la fessée SM de son éditrice, billet de banque entre les dents ?) et souvenirs (la cocaïne, le fils de 12 ans qui s’inquiète de garder une chambre et, globalement, le manque d’inspiration, qui ne surprend pas vraiment).

L’écrivain déploie son projet littéraire : sortir d’une ornière autodestructrice de mensonge et de plagiat par le mode de la confession - “Je balance tout”. Son livre sort ce 15 mars, jour d’inauguration du salon Livre Paris, et repose la question du plagiat, des emprunts et de l’inspiration partagée à l’entame de la grand-messe annuelle de l’édition française.

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1. Le plagiat n’existe pas… en droit

Dans son livre, Rey prête ces propos à son avocat excité à propos de son affaire de plagiat : “L’inconvénient avec la morale, c’est que c’est toujours celle des autres.” Dans la vraie vie, le mot “plagiaire” appartient au registre moral, et plutôt au cœur d’un procès médiatique -  bien souvent si l’emprunteur est connu. Pas au vocabulaire juridique et pour cause : en droit, le plagiat n’existe pas. C’est la contrefaçon qui sanctionne une entorse au droit d’auteur.

Jusqu’au XVIIIe siècle, la justice ne pourra rien contre un auteur qui s’estimerait indûment piraté.  Avant, la contrefaçon ne peut être invoquée et il est courant de reproduire, pasticher, s’inspirer. C’est seulement avec six arrêtés royaux de 1777 que débute le droit d’auteur. A l’époque, il s’agit surtout de protéger le commerce du livre, qui démarre. Très vite, vient la Révolution française qui complétera l’arsenal juridique avec deux lois, de 1791 et 1793, qui cherchent cette fois à consacrer un droit des auteurs. Il s’agit désormais de légiférer pour protéger les auteurs.
Pendant un siècle, très peu de jurisprudence, explique Me Emmanuel Pierrat, lui-même spécialiste de la propriété intellectuelle et notamment du droit d’auteur. C’est seulement à la fin du XIXe siècle que l’on voit poindre les premiers grands procès pour plagiat - ou plutôt, pour “contrefaçon”, devant les tribunaux. La jurisprudence est nombreuse, et ne cessera d’augmenter tout au long du XXe siècle, à mesure que le nombre de livres augmente : deux fois plus aujourd’hui qu’il y a seulement vingt ans, avec désormais quelque 70 000 nouveautés par an.

Parmi ces nouveautés, quelques livres qui inspireront des auteurs moins scrupuleux ; d’autres qui se révéleront avoir été vite écrits (pas forcément par leurs auteurs officiels), et devoir beaucoup à des livres sortis précédemment. Aucune statistique sur le nombre de plagiats, évidemment : l’idée recouvre des pratiques très vastes (et dont une bonne partie passe inaperçue du reste).

2. Plagier : le fil à broder plutôt que la colle

Dans le roman de Rey, c’est le manque d’inspiration qui pousse au plagiat, et le piège qui se referme sur l’auteur dilettante et angoissé, à qui il manque vingt pages lorsqu’un journaliste des Inrocks vient lui proposer de mitonner à sa sauce une nouvelle de lui, et trois grammes de cocaïne.
Dans la vraie vie aussi, les plagiaires retricotent souvent leurs sources. Cette mode du tricot sur trame est apparue sur le tard, dans l’histoire de la jurisprudence : longtemps, en matière de contrefaçon, les plagiaires ont plutôt été coupables de copiés-collés. Une pratique extrêmement répandue qui se propageait à travers des éditions sauvages d’ouvrages originaux, sans mentionner l’auteur ni la date. Aujourd’hui, il reste des adeptes du copié-collé : quand paraîtra Histoires du temps, publié en 1982 par Jacques Attali chez Fayard, on lui reprochera des passages empruntés aux historiens Ernst Jünger et Jean-Pierre Vernant. Sur sa page Wikipedia, il est précisé : “Il a gagné tous les procès en diffamation qu'il a intentés à ce sujet” mais onze ans plus tard, en 1993, Jacques Attali sera encore accusé d’avoir piraté Elie Wiesel, cette fois pour Verbatim.
Mais le plus souvent, c’est d’ouvrages où les emprunts sont davantage ciselés, habillés, que les tribunaux sont saisis. Alain Minc, comme Jacques Attali, devra lui aussi se justifier par deux fois. Pas pour des copiés-collés mécaniques mais pour un travail d’orfèvre à partir de textes publiés par un(e) autre. En 2013, le Tribunal de grande instance de Paris le condamnera pour avoir plagié pas moins de quarante-sept passages de Pascale Froment pour son livre sur René Bousquet (dont la biographie datait, elle, de 1994).
Au-delà des condamnations pécuniaires (“5 000 euros de dommages et intérêts provisionnels, et 6 000 euros pour les frais de justice”), c’est le jugement qui est intéressant dans le détail : la présidente du tribunal, Marie Salord, estime qu’Alain Minc “ne s'est pas contenté de reprendre des éléments purement factuels, historiques ou informatifs de l'ouvrage de Pascale Froment". Et ce n’est pas une circonstance atténuante :

S'il n'a pas servilement copié les extraits de la biographie[...], Alain Minc a manifestement reproduit, en cherchant à modifier a minima les phrases, le plus souvent en résumant des passages et en changeant quelques mots ou expressions. Cette recherche tendant à donner l'impression de s'éloigner du texte de l'œuvre première n'exclut pas à l'évidence la contrefaçon tant sont similaires la formulation et la construction des phrases.

Avant Bousquet, Alain Minc avait déjà été reconnu coupable pour cette forme de tricot. Reprenant à son compte des passages d’un ouvrage antérieur sur la vie de Spinoza, il avait été condamné à payer, pour contrefaçon, 15 000 euros à Patrick Rödel dont il avait en fait remanié certains passages. Démonstration :

  • chez Rödel : "Il porte une simple chemise blanche qui doit faire ressortir, on le suppose, le hâle de sa peau et, sur l’épaule droite, jeté avec désinvolture, le filet aux mailles épaisses encore ruisselant d’eau […] Ce type est sans conteste méditerranéen."
  • chez Minc : "Vêtu d’une simple chemise blanche, un filet aux mailles ruisselantes sur l’épaule, la peau sombre, il n’est qu’un Méditerranéen comme un autre."

3. Du stagiaire porte-plume à l’éditeur

L'universitaire Hélène Maurel-Indart, professeur de littérature française à l’université de Tours et spécialiste du plagiat, montre que le recours à des plumes de l’ombre multiplie les risques de contrefaçon. Notamment faute de traçabilité claire. Vous pouvez réécouter cette spécialiste du plagiat, qu’on retrouve le site très riche leplagiat.net, interviewée en septembre 2007 par Raphaël Enthoven dans “Les Nouveaux chemins de la connaissance”, sur France Culture :

Hélène Maurel-Indart, dans "Les Chemins de la connaissance", le 24/09/2007

29 min

Il n’est d’ailleurs pas rare que l’existence d’une plume de l’ombre ne soit précisément révélée parce qu’une accusation de plagiat émerge. Lorsqu'Alain Minc a été accusé d'avoir plagié Pascale Froment, il a aussitôt précisé (toujours dans Le Figaro) : "Je n'ai pas de nègre" mais "un documentaliste", qui est mentionné dans ses livres - "Mais ce qui m'est reproché ici ne relève pas de son travail. C'est moi qui ai travaillé sur le livre de Mme Froment."

Mgr Gayot, épinglé en 1998 pour avoir braconné du côté du sociologue Paul Ariès, était aussi passé par une plume de l’ombre. “Un documentaliste coupable”, invoquera l’éditeur de l’évêque.

L’attitude des éditeurs est très variable en la matière. De Jacques Attali, son éditeur, Fayard, dira qu’il est “certes génial mais un peu hâtif" et “brouillé avec les guillemets”. L’histoire des procès pour contrefaçon montre qu’il n’est pas rare que l’éditeur se retourne contre son auteur. La responsabilité de l’éditeur est elle aussi engagée, et il arrive qu’une maison d’édition décide de retirer un livre de la vente, alors même qu’aucune action n’est intentée en justice. Ce sera le cas avec la biographie d’Hemingway par Patrick Poivre d’Arvor (chez Arthaud).

Mais on peut se demander quelle valeur les éditions Arthaud prêtaient à leur mea culpa lorsqu'ils firent savoir, une fois le plagiat de PPDA démasqué, que les journalistes n'avaient pas reçu "la bonne version" mais "une version de travail provisoire. Elle ne correspond pas à la version définitive validée par l'auteur, dont la commercialisation en librairie est prévue fin janvier." C'est-à-dire que l'auteur aurait pu tranquillement mâchonner le texte d'autrui mais sans avoir (encore) pris le temps de peaufiner le maquillage au stade de cette version intermédiaire ? Le communiqué annonçait en tous cas : "Les éditions Arthaud présentent leurs excuses à l'auteur ainsi qu'aux journalistes destinataires de l'ouvrage." A l'opposé, Gallimard avait quant à lui présenté l'addition à Alain Minc une fois l'affaire jugée.

4. L’hommage, baiser de Judas du plagiaire

De son plagiat sur Bousquet, Alain Minc confessera dans Le Figaro en 2013un seul regret” : "Ne pas avoir mentionné plus explicitement que le livre de Mme Froment est pour l'instant le seul point d'entrée dans la vie de Bousquet". Une décennie plus tôt, concernant Rödel dont il avait piraté le récit de la vie de Spinoza, le même Minc disait déjà dans Libération : "J'aurais dû calibrer mon hommage à d'autres endroits, c'est le seul grief que je me fais". Et pour cause : la seule mention de Rödel se trouve à la page 120 de son Spinoza, un roman juif, où Alain Minc se risque tout juste à une allusion à “la charmante biographie de Patrick Rödel".

Pour Emmanuel Pierrat, l’hommage sucré n’est pourtant d’aucune utilité devant un tribunal s’il ne s’agit pas d’appuyer l’autorité intellectuelle d’un travail antérieur, et de le citer explicitement, notes de bas de page comprises. Sans ce travail d’archéologie du savoir, l’allusion en demi-teinte à un congénère pillé n’est que façade… et probablement un ultime coup de griffes pour l’auteur plagié.
Dédier un livre à un auteur qu’on a allègrement pompé pourra peut-être vous sauver d’un opprobre médiatique, mais il est peu probable car cela attendrisse pour de bon un magistrat si l’affaire va jusqu’aux tribunaux.

Marie Ndiaye (qui n’a pas porté plainte) a ainsi raconté avoir commencé à “sentir une vilaine odeur de soupe” à force d’entendre Marie Darrieusecq lui tresser des lauriers lorsqu’elle était en promo pour Naissance des fantômes, son deuxième livre sorti chez P.O.L en 1998. A l’époque, Marie Ndiaye avait accusé Darrieusecq d’avoir non pas “plagié” mais “singé” ses romans Un temps de saison et La Sorcière, sortis respectivement quatre ans et deux ans plus tôt, en 1994 et 1996, aux éditions de Minuit.
Ndiaye avait alors envoyé ce texte aux médias :

Un matin, nous nous sommes sentis mal, mon mari et moi. Lui avait l'impression d'être veuf, moi d'être morte. C'était à cause des fleurs, à cause des couronnes que me tressait madame Darrieussecq sitôt qu'elle avait à parler de son dernier roman, "Naissance des fantômes" (P.O.L). Ces éloges insistants avaient quelque chose de bizarre, de très désagréable, d'autant que j'apprenais avoir une "longue correspondance avec l'intéressée, ce dont je n'ai pas souvenir. De plus, comme il montait de dessous les fleurs une vilaine odeur de soupe, il fallait y voir de plus près. Je me procure donc le livre en question. Au fil des pages, je me retrouve dans la position inconfortable et ridicule de qui reconnaît, transformé, trituré, remâché, certaines choses qu'il a écrites. Aucune phrase, rien de précis : on n'est pas là dans le plagiat, mais dans la singerie.

5. Intertextualité et antériorité

Si l'hommage inspiré reste une ligne de défense discutable juridiquement, il en est une autre, bancale elle aussi selon les avocats spécialistes du droit d’auteur : l’intertextualité. C’est ce qu’invoquera le journaliste et écrivain Joseph Macé-Scaron lorsqu’on lui reprochera ses emprunts au romancier américain Bill Bryson dans son roman Ticket d’entrée (Grasset, 2011). L’intertextualité voudrait que les textes et les idées voyagent, infusent, se répondent et essaiment par capillarité sans qu’on puisse en faire grief à son auteur. L’argument est littéraire ou rhétorique, il n’est pas juridique. Emmanuel Pierrat rappelle ce qu’il dit à ceux qui invoquent La Fontaine :“La Fontaine n’écrivait pas du La Fontaine mais empruntait à Montaigne ou Esope ? Peut -être, mais on n’est plus au XVIIIe, il y a aujourd’hui un droit qui structure clairement le droit d’auteur. La Fontaine, c’était avant le droit d’auteur.
Vous pouvez replonger dans l’histoire des emprunts à travers cette émission “Concordances des temps” le 13 juillet 2013, sur France Culture. A l’époque, Gilles Bernheim, grand rabbin de France, venait de reconnaître que son livre, Quarante méditations juives, avait  en partie pillé, et sans le citer, un livre d’entretiens du philosophe Jean-François Lyotard. En entame de son émission, Jean-Noël Jeanneney rappelle que Giraudoux disait encore, trois siècles après La Fontaine, “Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue” :

Concordance des temps sur le plagiat, le 13/07/2013

58 min

Si plagiat et emprunts sont aussi vieux que la littérature, la justice cherchera, elle, à établir non seulement l’antériorité du texte de l’auteur qui s’estime pillé, mais aussi la probabilité que le plagiaire présumé ait pu en prendre connaissance. Avant internet, il fallait démontrer qu’un texte avait voyagé à travers les époques, mais aussi à l’échelle du globe. Aujourd’hui, les possibilités de braconnage ont été maximisées.

L’universitaire Hélène Maurel-Indart, dans une note de blog sur leplagiat.net soulignait d’ailleurs le 1er février 2018 que “l’actuelle mondialisation de l’économie et des échanges oblige à repenser la contrefaçon dans sa dimension transfrontalière. L’émergence du numérique renforce ce changement radical du traitement de la contrefaçon”.

6. Pièces à conviction

Les juridictions ne s’arrêtent pas là. Si Emmanuel Pierrat conseille de poursuivre les affaires de plagiat devant une juridiction hyperspécialisée, comme l’est par exemple la troisième chambre du tribunal de grande instance à Paris, qui fait cela à longueur de journées, c’est justement parce que juger d’une accusation de plagiat requiert une expertise fine.

Pour plaider, les avocats dressent ce qu’on appelle des “tableaux de concordance”, souvent assistés par des logiciels à même de débusquer les similitudes, dont se dotent aussi les éditeurs, à titre prophylactique. Ces tableaux de concordance passent au crible texte incriminé et texte antérieur du plaignant, afin d’évaluer ce que recouvrent ces suspicions, mais aussi leur nombre.

Or ce qu’on entend par “similitude” est extraordinairement complexe. Car l’inspiration est aussi volatile que… banale. Il y a ce qu’Emmanuel Pierrat appelle “le fond de commun du genre”. Pour résumer : si vous écrivez un roman d’amour entre deux personnes blanches et hétérosexuelles qui partent à Venise, il ne paraît pas improbable (quoique discutable d’un point de vue esthétique) que vous y fassiez mention des gondoles au détour d’une page. Vos gondoles sont-elles les gondoles de quelqu’un d’autre ? C’est ce que les tribunaux doivent évaluer.

Attention toutefois : en droit, on ne protège pas une idée. Et il reste difficile de statuer sur ce qui relèverait plutôt d’une atmosphère : une scène de déprime un jour de novembre sur la jetée à Cancale, derrière les essuie-glaces d’un pare-brise détrempé pourrait très bien se retrouver dans deux romans à l’insu de leurs auteurs. Un univers trop proche ou une atmosphère très voisine sont très difficiles à dénoncer, en droit. Souvent, les avocats qui attaquent évitent d’aller sur ce terrain : du côté de la défense, les avocats de l’auteur accusé de plagiat arrivent toujours facilement à démontrer que 150 personnes ont déjà composé autour de ce motif.

Le droit protège deux choses :

  • l’expression - c’est-à-dire, le style, la façon dont l’auteur a ficelé une idée, une image, une scène
  • la composition - pour le dire vite, l’intrigue

Ce qui relève de l’expression, comme les copiés-collés, est plus facile à détecter. Ainsi, L’Express révélant en 2016 les nombreux emprunts dont le physicien Etienne Klein (par ailleurs producteur sur France Culture) s’était rendu coupable dans sa biographie d’Einstein :

De nombreux autres passages de sa biographie d'Einstein sont de simples copiés-collés d'auteurs souvent célèbres. Étrangement, ce sont les passages les plus personnels, les plus littéraires, ceux où Etienne Klein se met lui-même en scène, ceux qui, précisément font le bonheur du lecteur, qui, souvent, ne sont pas de sa plume. Page 89, le physicien raconte ainsi son séjour à Berne, sur les traces de l'inventeur de la théorie de la relativité, et évoque joliment un ciel bleu "miroir sans tain d'une infinie transparence". La formule est de Gaston Bachelard, dans "L'Air et les songes".

Le physicien a répondu devant ces accusations, dans un billet publié sur franceculture.fr le 5 décembre 2016 . Il avance l'idée que le style, comme les idées, rhizoment par capillarité. Concédant "négligence et précipitation", voici ce qu'il explique au sujet de cette "dizaine de lignes au total, sur 240 pages" :

À force de lire et relire certains auteurs, on finit par les intérioriser, au point, parfois, de reprendre certaines de leurs expressions ou métaphores sans s’en rendre compte. D’où la présence dans mon livre de quatre expressions ou phrases, très courtes, de Gaston Bachelard, Paul Valéry et Stefan Zweig, trois des écrivains qui m’ont le plus nourri. Cette explication n’a pas valeur d’excuse, mais je crois le procédé, je dirais même le processus, suffisamment répandu dans le monde des idées, dans celui de l’édition en général, pour qu’on ne cloue pas au pilori tous ceux, et ils sont légion, qui empruntent inconsciemment ou consciemment aux auteurs qu’ils admirent et avec lesquels ils entretiennent une sorte de conversation intérieure.

Les emprunts sont plus compliqués à débusquer lorsqu’il s’agit de la composition. Lorsque Camille Laurens reprochera à Marie Darrieusecq d’avoir cette fois pillé son récit autobiographique Philippe (1995, chez P.O.L) avec son roman Tom est mort, qui date de 2007 (aussi chez P.O.L). Laurens avait attaqué, dans la presse mais pas au tribunal, sur le terrain du “plagiat psychique”. Marie Darrieusecq s’était alors défendue, dénonçant “un assassinat. Invoquant Freud, elle attribuait à la démarche de Laurens la marque d'un "complexe fraternel".

P.O.L étant en effet une petite maison d’édition qui avait la particularité de ne publier que des livres lus et choisis par son patron, Paul Otchakovsky Laurens ( mort en 2017), et dans une veine qui en portait le sceau. La bataille au sein de la famille P.O.L s’était révélée terrible. Une large part de la critique avait alors plaidé par média interposé en faveur de Marie Darrieusecq, estimant que le motif de la douleur d’une mère qui perd son enfant n’appartient à personne - et pas même à une écrivaine qui aurait vécu cet enfer.

Marie Darrieusecq avait tiré de cette controverse un livre, Rapport de police, sorti début 2010. Elle était sur France culture le 22 mars 2010, pour parler de plagiat aux côtés de Hélène Maurel-Indart dans l’émission “Questions d’éthique” :

"Plagiat, raison et déraison", dans Questions d'éthique, le 22 mars 2010

57 min

Alors que la bataille faisait rage entre ses deux écrivaines, le 30 août 2007, Otchakovsky Laurens, arbitre en sa maison, avait lui-même publié une tribune dans Le Monde. Le titre de cette tribune parlait pour lui : " Non, Marie Darrieussecq n'a pas "piraté" Camille Laurens, par Paul Otchakovsky-Laurens".

7. Après l’amour du père, les (pas si gros) sous

Outre la préférence du père, les auteurs qui s’estiment lésés peuvent aussi chercher réparation auprès des tribunaux. Pour être rétablis dans leur bon droit, mais aussi obtenir des dommages et intérêts. Il n’y a pas de barème en matière de contrefaçon. “Ce n’est jamais des millions et ce n’est jamais peanuts”, résume Emmanuel Pierrat qui évoque une fourchette - très large- entre 5 000 et 100 000 euros. Toute l’indemnisation étant fonction de l’ampleur du préjudice subi, de la notoriété du plagiaire, et, aussi, du succès du livre mal inspiré.
On remarque d’ailleurs que la notoriété du plagiaire est un élément important de l’histoire de cette jurisprudence : si le droit permet souvent au pot de terre de se défendre contre le pot de fer, il est plus rare de voir deux pots de terre s’affronter au tribunal. Longtemps, on a aussi dit que l’absence d’opprobre qui continue de régner très largement dans l’édition était aussi un symptôme d’endogamie et un réflexe défensif d’un petit monde. Des avocats affirment que ça pourrait bien être en train de changer au rythme où les affaires se multiplient.