

Dans ce quatrième épisode, Jean-Marc Rochette détaille sa trilogie alpine, et très autobiographique : "Ailefroide : altitude 3954", "Le Loup", et "La dernière reine", sans doute le plus personnel de tous ses livres.
- Jean-Marc Rochette Auteur de bande dessinée, peintre et illustrateur
Jean-Marc Rochette revient d’abord sur l’adaptation du Transperceneige en série sur Netflix, après celle de Bong Joon-ho au cinéma. S’il n’a pas du tout collaboré à cette adaptation, il trouve qu’elle est "plus fidèle à son imaginaire", que ce soit le design du train ou des éléments directement empruntés au dernier tome de la série, Terminus. Il apprécie également l’hommage au dessin que constituent les débuts et fins animés de chaque saison.
Dessiner un corps montagneux
Il aborde ensuite le premier volet de sa trilogie montagnarde, Ailefroide : altitude 3954, qui raconte en dessins son enfance et son adolescence à Grenoble (voir le 1er épisode de ces A voix nue). Il a commencé cette histoire alors qu’il habitait encore Berlin, sous l’impulsion de son éditrice. Il n’en voit d’abord pas l’intérêt : pour lui, les livres de montagne, ça raconte des exploits, alors que lui était un alpiniste relativement moyen. À des fins de documentation, il retourne dans la vallée du Vénéon, dans le Massif des Écrins (où il habite dorénavant), où il se remet, après quasiment 30 ans d’arrêt, à grimper pour refaire des voies emblématiques de sa jeunesse : la traversée de la Meije, la voie des Savoyards, et d’autres. Au bout de 30 ans, il avait un peu oublié ce qu’était la montagne, et "il fallait ressentir la marche, les distances" pour que ce soit crédible au dessin. De plus, une montagne n’est pas regardée pareil par quelqu’un qui grimpe ou pas. Le deuxième va voir une montagne générique, là où l’alpiniste "va voir les points de faiblesse, les structures, par où on peut passer." Il y a une véritable architecture de la montagne. Et pour Jean-Marc Rochette, "la montagne se dessine comme un corps humain."
Le succès public d’ Ailefroide : altitude 3954 l’a surpris. D’abord, le milieu de l’alpinisme s’y est reconnu, mais aussi des gens extérieurs à la montagne, qui ont découvert ce que c’était que cette passion un peu bizarroïde : "comment on peut prendre des risques insensés pour une chose qui ne rapporte rien", et ensuite le bouche-à-oreille a joué. Il a été également surpris de la place extrêmement forte qu’a prise sa mère au cours de la réalisation du livre, qui lui est finalement dédié, alors qu’il ne la ménage pas. Une autre image a beaucoup touché les lecteurs : celle de sa grand-mère, venu à l’hôpital embrasser son torse après son accident de montagne qui lui avait ravagé le visage (voir le 1er épisode de cette série). Une image très difficile à réaliser, qui devait être à la fois "tendue et honnête." Malgré l’aspect très personnel de cette histoire autobiographique, il s’adjoint à nouveau l’aide à l’écriture d’Olivier Bocquet, avec qui il avait travaillé sur le dernier tome de Transperceneige. Sans lui, l’histoire aurait sans doute été plus dure encore, et travailler avec lui, comme un réalisateur travaille avec un coscénariste, lui a permis de resserrer son récit.
Confrontation et coexistence avec le loup
Malgré tout, avec ce travail autobiographique, il a enfin réalisé qu’il avait des facilités à écrire, en dépit de sa dyslexie. Et c’est donc seul qu’il se lance dans son livre suivant, Le Loup, une histoire qui se déroule dans le village où il habite, et qui lui a été inspirée par un berger qui passait par là. Son troupeau avait subi une attaque monstrueuse de loups, qui avait laissé au sol une cinquantaine de brebis. Il trouve très imagée la description qu’il lui fait du massacre, et comprend la tragédie que cela représente pour lui, alors qu’en bon écologiste, il était a priori plutôt du côté du loup. C’est ainsi qu’il s’est lancé dans ce sujet très conflictuel en ces vallées alpines, en essayant de présenter les deux côtés de l’histoire.
Un livre qui explore à la fois la confrontation et la coexistence avec l’animal, qui passe notamment par le regard. Car dans son hameau, Rochette vit entouré d’animaux, notamment un renard, son plus proche voisin. L’homme croit que c’est lui qui regarde le monde, mais il est en fait beaucoup plus observé qu’il n’observe. Et c’est ce regard animal qu’il essaie de rendre dans ses dessins. Sans édulcorer la violence du monde animal qu’il observe : "on n’est pas chez Walt Disney !", quand, en marchant en montagne, il tombe parfois sur les restes d’un chamois dévoré par les loups. Il y a dès lors une dimension réellement spinoziste dans son travail, qui, en montrant la violence de la nature, interroge aussi celle de l’homme, sans qu’il n’y ait de différence sensible entre l’un et l’autre.
"Toute mon histoire est là-dedans"
Pour le troisième volume de cette trilogie montagnarde, La dernière reine, il quitte le Massif des Ecrins pour retourner au Vercors de son enfance grenobloise. Il s’inspire de la dernière ourse du Massif, abattue en 1898, alors que ses congénères ont régné sur le Vercors pendant 400 000 ans ou plus. Elle est empaillée, mal qui plus est, et exposée au musée d’histoire naturelle de Grenoble. Ce qui au départ était simplement l'histoire d'un jeune garçon qui voyait ça et qui voulait ensuite protéger le dernier ours des Alpes en Maurienne, s’est développé et complexifié au fur et à mesure, pour devenir, pas seulement parce que, blessé de guerre, le personnage a comme lui une gueule cassée, ce qui est peut-être le plus autobiographique de ses livres. Il y parle en effet de nombre de choses qui l’obsèdent, l’interrogent. Il raconte...
Cette trilogie alpine est aussi un moyen, sous le dessinateur, de faire émerger le peintre qu’il avait voulu faire oublier en faisant de la bande dessinée, tant dans le dessin même, il atteint une stylisation un peu rugueuse, qui parfois confine à l’abstraction.
Générique
Une série d’entretiens proposée par Antoine Guillot. Réalisation : Benjamin Hû. Prise de son : Virginie Lorda. Chargée de programmes : Daphné Abgrall. Coordination : Florian Delorme.
Pour aller plus loin
Transperceneige en série sur Netflix
Bibliographie
Le Transperceneige, scénario de Jacques Lob, Casterman 1984
Requiem blanc, scénario Benjamin Legrand, Casterman 1987
Napoléon et Bonaparte, Casterman 2000
La Traversée, scénario de Benjamin Legrand, Casterman 2000
Louis et Dico à la conquête du monde, scénario René Petillon, 3 volumes, Dargaud 2002-2006
Cour royale, scénario Martin Veyron, Albin Michel 2005
Edmond le cochon, scénario Martin Veyron 1980-1993, intégrale en deux tomes parus aux éditions Cornélius 2003-2010
Histoires du Transperceneige, textes de Nicolas Finet, Casterman 2013
Transperceneige, l’intégrale en trois tomes, Casterman, 2014
Terminus, scénario d'Olivier Bocquet, Casterman 2015
Ailefroide: altitude 3954, co-scénarisé avec Olivier Bocquet, Casterman 2018
Transperceneige – Extinctions (intégrale) co-scénarisé avec Matz, 2 volumes, Casterman 2019-2020
Le Loup, Casterman 2019
Vertiges, éditions Daniel Maghen 2019
Manifeste pour peindre le bleu du ciel, entretiens avec Fabrice Gabriel, Guérin éditions Paulsen, 2020
Bestiaire des Alpes, Éditions Les Étages 2021
La Dernière Reine, Casterman 2022
L'équipe
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