Je n’est pas moi : épisode 5/5 du podcast Didier Eribon, écrire les vies déviantes

Didier Eribon avec Thomas Ostermeier, Manchester (Festival international de Manchester), 2017
Didier Eribon avec Thomas Ostermeier, Manchester (Festival international de Manchester), 2017 - Archives privées Didier Eribon
Didier Eribon avec Thomas Ostermeier, Manchester (Festival international de Manchester), 2017 - Archives privées Didier Eribon
Didier Eribon avec Thomas Ostermeier, Manchester (Festival international de Manchester), 2017 - Archives privées Didier Eribon
Publicité

Avec Retour à Reims, la popularité de Didier Eribon s’est largement accrue. Ouvrage de réflexion sociologique traduit dans une vingtaine de langues, sa réception a été multiple, quitte à y voir – ce qui n’était pas attendu – un livre de littérature…

Avec
  • Didier Eribon Sociologue et philosophe, professeur invité à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Fellow de King's Colllege à Cambridge (Royaume-Uni)

En publiant Retour à Reims, Didier Eribon se livre à un exercice paradoxal : celui d’une « introspection sociologique », qui brouille les cartes entre l’objectivité attendue d’une démarche sociologique, et la singularité du « je » qui s’exprime. Comment comprendre ce « je » ?

Quand j’écris "je", j’essaye d’analyser qui est ce "je" en l’inscrivant dans des structures sociologiques, géographiques, historiques, sexuelles… "Je" n’est jamais moi : c’est l’intersection de différents déterminismes sociaux. J’essaye d’aller voir au fond de moi-même comment ont fonctionné ces déterminismes. 

Publicité

Le "je" social

La question du sujet s’étend aux autres personnages décrits et analysés dans le livre. Elle accompagne la volonté de leur construire une place dans la mémoire collective, et s’ancre dans une réflexion quasi métaphysique sur la formation de la conscience, de l’inconscient, du corps…

Mon père, ma mère, mes grands-mères… Je décris ces personnages comme des types sociaux. À tous ces anonymes, dont il ne reste rien pour écrire leur histoire, je voulais leur rendre une visibilité, une personnalité, une identité individuelle. Je veux répertorier et rendre visibles un certain nombre d’existences ignorées, oubliées, qui n’existent pas dans l’Histoire parce que ce sont des ouvriers, des femmes de ménage. 

L’immense succès du livre, qui brouille aussi les frontières entre les disciplines (est-ce de la sociologie ? de la philosophie ? de la littérature ?) pourrait reposer sur cette ambiguïté : pensé comme un ouvrage d’analyse, il s’articule également autour de récits personnels. Adapté au théâtre, en particulier par le metteur en scène Thomas Ostermeier, il a aussi permis l’écriture de romans, à commencer par celui d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule.

Retour à Reims a produit de la littérature. Dans un journal allemand, un article a dit que j’avais ouvert des serrures. Depuis, il y a une efflorescence de romans autobiographiques ancrés dans des démarches sociologiques qu’on pourrait appeler – c’est ce que dit le journal ! – le "genre Eribon". Je suis très content d’avoir créé un genre, mais ce qui me frappe, c’est que c’est un genre littéraire. 

"L'inconscient, c'est l'Histoire, et nous sommes façonnés par des structures sociales qui sont héritées de l'Histoire"

Il est peut-être difficile de qualifier cet ouvrage, de dire ce qu’il est. On peut en tout cas dire ce qu’il n’est pas : un livre de psychanalyse. Didier Eribon tient en horreur la discipline psychanalytique ; sa réflexion s’appuie sur ce rejet initial.

Pourquoi veut-on me ramener au complexe d’Œdipe quand j’essaye d’analyser les difficultés entre mon père et moi ? Mon père est sorti du système scolaire à 13 ans et demi pour aller travailler en usine. Moi, j’ai eu la chance de faire des études plus longues. Le problème est là : il faut remplacer l’Œdipe par le système scolaire, c’est-à-dire par la structure des classes. Ce n’est pas une structure psychologique, c’est une structure sociale. 

Le succès de Retour à Reims a obligé Didier Eribon à progresser encore dans ce qu’il perçoit comme la radicalité de sa démarche. Car, roman ou livre d’analyse, c’est toujours à une description écrite de son milieu d’origine que nous avons affaire. C’est-à-dire, une description dont il maîtrise les traits… l’étape d’après, celle qu’il a pu franchir grâce à des tiers – son éditrice, son compagnon, le metteur en scène Thomas Ostermeier –, consiste à accepter de montrer, par des images, ce qu’il décrit.

Décrire des types sociaux dans un livre que j’ai construit, avec des mots que j’ai choisis, c’est un niveau de dévoilement important, mais ce n’est pas la même chose que de les montrer. Je peux décrire mon père, je peux décrire ma mère, je peux analyser le sentiment de honte que j’ai éprouvé à l’égard de mon milieu social et le dépasser dans un livre. Mais quand je suis confronté à la demande : "Est-ce qu’on peut avoir une image de votre père ? de votre mère ?", la honte revient. […] C’est comme s’il y avait un point ultime que je ne pouvais pas dépasser, et qu’il fallait que je saute le pas. Mais de fait, ma mère est devenu un personnage de théâtre sur écran. Et elle crève l’écran! 

Remerciements à Aurélien Barnouin et Maxime Crosnier.

Une série proposée par Antoine Ravon, réalisée par Marie Plaçais. Prise de son: François Rivalan. Attachée de production: Daphné Abgrall. Coordination: Sandrine Treiner.

A venir

Retour à Reims, film d’archives de Jean-Gabriel Périot, adapté du livre éponyme de Didier Eribon, avec des extraits lus par Adèle Haenel.

Bibliographie sélective 

L'équipe