Le fascisme, un produit d’importation ? A rebours de l’historiographie française, Zeev Sternhell publie en 1983 "Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France", un essai polémique dans lequel l'historien établit une continuité du premier nationalisme français au fascisme des années 30.
- Zeev Sternhell historien des idées, professeur émérite à l'université de Jérusalem, spécialiste de l'histoire du fascisme
On revient toujours à ses premières œuvres. A partir de 1978, Zeev Sternhell revient à ses premiers travaux sur Barrès et le nationalisme français à travers deux livres qui font date, à la fois par leur contenu et par les polémiques qu’elles suscitent : La droite révolutionnaire en 1978, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, en 1983. Selon lui, du premier nationalisme français au fascisme des années trente, il y a une continuité. Hostilité aux Lumières, hostilité à la démocratie libérale forment en quelque sorte la cellule souche d'où sont issus tous les maux ultérieurs.
Le coup de génie du fascisme, c’est de séparer les valeurs intellectuelles et morales du libéralisme du libéralisme économique. On préserve le capitalisme et l’économie de marché parce qu’on n’a rien à mettre à la place mais on peut détruire les valeurs intellectuelles et morales, les droits de l’homme, les principes de 1789, tout ce qui fait l’héritage de la Révolution française.
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Son Barrès était déjà une œuvre provocatrice, mais avec les travaux sur le fascisme, on touche à une zone sensible, à un passé qui a d’autant plus de mal à passer en 1983 qu’il ouvre une brèche. Sternhell tire à boulets rouges sur l’historiographie française qui ne voulait voir dans le fascisme qu’un produit d’importation. Pour l'historien, le fascisme, fruit de l'union monstrueuse entre les valeurs de la gauche révolutionnaire (les masses, la révolution) et celles de la vieille droite (le nationalisme barrèsien de la terre et des morts) a mûri dans une éprouvette made in France.
L’idée selon laquelle la France aurait une allergie au fascisme, qu’il y aurait une immunité française est fausse. Nous sommes tous ouverts à la possibilité de voir ces idées mûrir dans notre société et quand l’occasion se présente, devenir une force politique. Le fascisme est un produit européen. Aucun peuple, aucune société n’y a échappé.
Zeev Sternhell dépoussière ainsi la réflexion politique sur le fascisme dont il fait un "arsenal idéologique solidement charpenté". Ce ne sont pas les fascistes avoués comme Robert Brasillach ou Pierre Drieu la Rochelle qui l'intéressent, pas plus que les chefs de bande qui exhortent leurs partisans à la main haut tendue, mais l’histoire des idées. Et dans ces porteurs d’idées, on retrouve des penseurs que la postérité a jugés non seulement fréquentables mais qu’elle honore.
Pour moi, la responsabilité intellectuelle et morale est nettement supérieure à celle des tueurs. Lacombe Lucien, ou la concierge qui dénonce parce qu’elle veut récupérer l’appartement du 3e étage ont une responsabilité moindre que les intellectuels qui ont professé l’antisémitisme dès les années 30. Contrairement à Raymond Aron, qui prônait l'oubli et le pardon, disait qu'il fallait passer l’éponge sur les positions adoptées par ces intellectuels dans les années 30, je me suis précisément intéressé à eux. Pas seulement les Bertrand de Jouvenel, Alfred Fabre-Luce ou Maurice Blanchot mais aussi Carl Schmitt ou Heidegger en Allemagne. Parce qu'ils attestent que lefascisme est quelque chose de sérieux et de profond. Le fascisme ne se limite pas à des groupuscules en uniforme qui défilent bruyamment et font le coup de poing au Quartier Latin, le fascisme est d’abord un phénomène culturel et idéologique. Les fascismes sont pas des "accidents" comme le disait le philosophe Benedetto Croce qui ne voulait voir qu’une bande de voyous qui avaient mis la main sur son pays.
Bouleversant l’idée que l’on se fait du fascisme en France, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France retrace le parcours intellectuel de personnalités comme Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, ou d'un certain nombre d'intellectuels non-conformistes des années 1930 comme Bertrand de Jouvenel. L'essai lui vaudra un procès de la part de ce dernier et une condamnation pour diffamation.
J’avais touché quelque chose de névralgique. Mais je persiste, pour moi, ces prises de positions sont quelque chose qui va au-delà de "l’erreur". La haine de la démocratie libérale et de ses mécanismes était telle chez ces intellectuels qu'ils étaient prêts à accepter des solutions de rechange. Ces jeunes gens comme Emmanuel Mounier refusaient le système du compromis, ils voulaient quelque chose d’absolu, et cette quête d’absolu les a menés au fascisme.
Indépendamment de ses qualités d'enquête, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France bénéficie d’un contexte politique qui polarise l’attention sur l'extrême-droite : dans la France des années 80, la montée en puissance du Front national semble pour de nombreux observateurs apporter la preuve par le vivant de l'existence d'une souche française du fascisme.
Remerciements à Annette Becker, Fabrice Bouthillon, Philippe Salvadori.
Equipe technique
Réalisation : Anne–Pascale Desvignes
Prise de son : Eric Girard
Avec la collaboration de Claire Poinsignon et Sandrine Boniack.
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