Stanley Kubrick répugnait à donner des entretiens. Ses témoignages oraux sont encore plus rares. Michel Ciment a eu la chance de rencontrer régulièrement le grand cinéaste. Grâce à lui, France Culture peut présenter un "À voix nue" d’exception.
- Michel Ciment critique de cinéma, écrivain, producteur de radio
- Stanley Kubrick Réalisateur
Le troisième épisode de cet entretien "À voix nue" avec Stanley Kubrick est consacré à son onzième long métrage : Shining. À chacun de ses films, le réalisateur se saisit d'un nouveau monde et en renouvelle le genre cinématographique avec une grande inventivité formelle. Après l'aventure Barry Lyndon, Stanley Kubrick décide de se retirer dans une propriété isolée de l'Hertfordshire, avant d'accepter, en 1978, la proposition de la compagnie Warner : réaliser l'adaptation du roman de l'écrivain américain Stephen King Shining, l'enfant de lumière, l'histoire d'un écrivain raté, Jack Torrance, à qui l'on propose de garder un hôtel, l'Overlook, perdu dans les montagnes du Colorado et construit sur les ruines d'un cimetière indien. Très vite, Jack est victime d'hallucinations, à moins qu'il ne soit réellement en compagnie de fantômes....
Le film existe en deux versions : la première, dure 2 heures et a été distribué dans le monde entier, la seconde, dure 2 heures 28 et a été distribuée uniquement aux Etats-Unis. Cette interview accordée après la sortie du film en 1980, porte sur la version longue.
Shining, comme tous les films de Kubrick, suscite dès sa sortie la controverse. On y a vu un simple film d’horreur, une exaltation des pulsions meurtrières, avec ses litres d’hémoglobine, ses chambres hantées et ses monstres aux angoissants sourires figés ; on y voit maintenant un récit complexe et inquiétant sur la création artistique, la solitude et la folie – ce qui n’était peut-être pas l’ambition de Stephen King – et dans lequel l'horreur ne cesse de croître lorsque les fantômes encouragent Jack, l'écrivain alcoolique convalescent, à laisser libre court à ses pulsions meurtrières et pourchasser sa femme et son fils pris au piège par la neige qui étouffe leurs cris de détresse.
On peut mal interpréter à peu prêt tout, en général, pour conforter le point de vue qu’on a déjà. Les gens prennent donc dans un film les idées qui sont les leurs. Je me demande combien de gens ont changé de point de vue devant une œuvre d’art…
Pour le génial Kubrick, cette œuvre où se mêlent les figures surnaturelles des "horror movies" hollywoodiens et le drame prosaïque de la violence domestique, est avant tout une exploration du genre au cinéma, et un moyen d'exploiter ce sentiment d'angoisse dont seule la fiction peut décupler l'intensité :
Freud a dit que l'inquiétant est le seul sentiment dont on peut faire l'expérience plus intensément dans l'art que dans la vie. S'il fallait apporter quelque justification au cinéma de genre, je crois que cette seule assertion suffirait à établir son certificat.
Au fil de l'entretien, Michel Ciment remarque dans que dans Doctor Folamour, Kubrick s’intéressait aux menaces nucléaires, dans 2001 l’Odyssée de l’espace, aux voyages spatiaux, dans Orange mécanique, aux rapports entre la violence et l’État, mais qu'avec Shining, c'est la fiction elle-même bien plus que les phénomènes parapsychologiques des personnages qui semble préoccuper le réalisateur.
Toutes les expériences publiées sur les phénomènes parapsychologiques me fascinent, comme tout le monde. Mais il est sûr que mon point de départ n’a pas été le désir de faire un film sur ce sujet. (…) J’ai toujours aimé ce genre de littérature, mais j’avais le sentiment de n’avoir jamais vu de film qui puisse rendre justice à ce genre que je définirais comme un équilibre fragile entre le psychologique et le surnaturel. Il y a eu des films avec des chocs, des moments d’horreur magnifiques, mais aucun film capable de faire tomber les barrières de votre incrédulité et de vous entrer de pleins pieds dans l’histoire. Il n’y a pas eu de film où le surnaturel soit montré de manière réaliste.
Plus particulièrement, ce qui plaît à Stanley Kubrick dans le projet d'adaptation du roman de Stephen King, c'est de conserver l'ambiguïté sur la réalité des perceptions de Jack Torrance, de la maintenir jusqu'au un moment crucial du retournement de situation, le "plot twist". Il faut que le spectateur pense que tous les événements perçus à l’écran peuvent se produire dans l’esprit du personnage principal, afin qu'il soit surpris et saisi par le dernier plan.
C’est ce que j’avais trouvé si ingénieux dans l’écriture du roman. À mesure que les événements surnaturels se produisent, le lecteur se demande comment l’auteur va les expliquer, et vous supposez qu’il s’agit probablement du produit de l’imagination du personnage. À mon avis c’est de cette façon qu’on se met à les accepter, sans se poser de questions. Ce n’est que quand le loquet du garde-manger est ouvert par Grady que l'on est absolument sûr que ce n’est pas imaginaire parce qu’il est impossible que Jack l’ait ouvert par l’extérieur.
Si Stanley Kubrick est si séduit par ce ressort narratif de l’œuvre de Stephen King, cela signifie-t-il pour autant que, pour le cinéaste, l'histoire prime sur la mise en scène ? Ou au contraire, doit-on comprendre que la narration n'a d'intérêt que par sa forme ? Stanley Kubrick se montre nuancé.
Les romanciers comme les cinéastes rencontrent le même problème, que ce soit consciemment ou pas : quelle est l’importance de l’histoire ? Est-elle autre chose qu’un procédé pour conserver l’attention des gens, tandis que l’artiste fait un travail plus subtil sur d’autres aspects de son expression ? Autrement dit : l’histoire est-elle l’élément le plus important ou n’est-elle qu’un moyen de produire du plaisir et de maintenir l’intérêt, la véritable attention de l’artiste se portant sur l’accomplissement formel ? Je ne connais pas la réponse à cette question.
Si Stanley Kubrick ne souhaite pas dire que l’aspect formel du film est pour lui plus important que l’intrigue, ses très nombreusses explications sur les décors, les maquettes, le découpage des plans et la photographie nous indiquent en tout cas que la dimension plastique n’est jamais oubliée par l’œil du cinéaste. Le film est presque entièrement tourné à la Steadicam, une nouveauté technologique qui permet de déplacer la caméra sans utiliser de rails. Stanley Kubrick profite de cette invention pour laisser libre court à son perfectionnisme : le film bat des records de nombres de prises.
La forme est toujours au service du contenu mais jamais suivant les clichés et les archétypes du genre. Par exemple, on aurait pu penser que Shining, récit d’épouvante, serait un film très sombre, avec des plans toujours plus obscurs quand les figures fantomatiques apparaissent à l'écran. Au contraire, tout est visible, lumineux et contrasté : le rouge sang qui se déverse dans le couloir est éclatant, la vieille femme nue sortant de la baignoire s'expose sous la lumière des néons, les traits déformés d’effroi des visages sont visibles en gros plan. C'est pour Kubrick une façon de filmer avec réalisme le surnaturel.
Quand on lit les récits des gens qui ont vu des fantômes, ils les décrivent toujours comme opaques et aussi réels que s’ils étaient dans la pièce. C’est seulement dans les films que les fantômes sont éthérés. (…) c’était important d’aller contre les clichés. C’est la question fondamentale des décors que se posent les directeurs artistiques : doit-on les réinventer ou s’inspirer de la réalité ? C’est la même chose pour les costumes.
Pour le critique de cinéma Michel Ciment avec Shining, Stanley Kubrick montre les limites du savoir intellectuel, et tient compte de ce que l'écrvain William James appelle "les résidus non clarifiés de notre expérience" Pour le réalisateur en effet, Shining était un moyen de pénétrer avec sa caméra l'irrationnel :
Avec ce genre d’histoire, on est dans où l’exploration intellectuelle cesse, et où personne ne peut dire si les choses sont vraies et encore moins les expliquer. D’un point de vue dramatique on peut simplement dire, et on ne peut guère aller plus loin, si c’était vraiment, comme cela se passerait-il ?
C’est un domaine où la raison est de peu de secours. La raison ne vous aide pas. C’est un domaine qui est de l’ordre de la musique plutôt que du rationnel.
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