

Un grand récit d’aventure dont le double intérêt documentaire et fictionnel s’articule parfaitement.
Un objet culturel passé au crible d’une critique libre et assumée. Aujourd’hui, Lucile Commeaux nous parle d’ Oliphant , une bande dessinée signée Loo Hui Phang et Benjamin Bachelier
Oliphant c’est le capitaine d’un bâteau qu’on découvre à l’orée de ce grand récit, un voilier en route pour une périlleuse exploration de l’Antarctique, alors que dans le monde des hommes la première guerre mondiale fait rage. Les conditions de navigation et de survie sont rudes pour l’équipage pourtant aguerri du bateau, composé de marins de tous horizons, et d’un jeune homme frêle et étrange, Arcadi, fils adoptif du capitaine, qui ne mange rien, se drogue, raconte parfois d’étranges histoires sur sa vie à Londres, et semble détenir des pouvoirs un peu magiques, qui lui permettent de prédire parfois l’avenir et de supporter le froid glacial. Le navire progresse, mais un jour fait naufrage, l’équipage doit alors commencer un périple autrement plus dangereux à pied, en traîneaux, et en canots, à travers la glace.
Loo Hui Phang s’est inspirée pour écrire ce récit de l’histoire vraie d’Ernest Shackleton, le premier des grands explorateurs du cercle polaire, mort d’une crise cardiaque en 1922 dans la petit île de Géorgie du Sud, alors qu’il préparait une énième exploration de l’Antarctique. C’est un grand récit d’aventure, classique à bien des égards, dont le double intérêt documentaire et fictionnel s’articule parfaitement. Il déploie des caractères contrastés : le capitaine, sage et déterminé, son second, un marin expérimenté, dont la langue mêle le français, l’espagnol et l’anglais, et dont les tatouages spectaculaires dissimulent un douloureux secret, un outsider un peu agaçant de la haute société anglaise. Entre ces personnages les rapports de force dessinent une micro société masculine passionnante, au sein de laquelle chacun a un rôle bien défini, et qui tient, dans des conditions inhumaines, jusqu’à ce que parfois, elle ne tienne plus. Tout le suspens du récit, qui fonctionne très bien, réside là, dans ce contraste parfaitement représenté entre la fragilité humaine et l’environnement d’eau et de glace alentour, un contraste que le dessin de Benjamin Bachelier travaille en déposant par exemple, dans une longue vignette peinte à l’aquarelle - traits épais et silhouettes floues d’icebergs et de banquise - un tout petit voilier dessiné au trait fin. Dessiné en mouvement, le paysage antarctique est presque vivant, c’est un monstre, sans cesse sur le point semble-t-il d’engloutir les tout petits êtres qui le défient.
La science et les rêves
D'ailleurs ce patronyme étrange, “Oliphant”, qui déforme l’éléphant, est assez programmatique d’un récit qui, tout documenté et scientifique qu’il est, fait grande place au mystère et au fantastique. Tandis que l’exploration progresse, à l’image s’impriment des formes et des couleurs étranges : reflets, phénomènes météorologiques, silhouettes animales et mythiques, notamment cette espèce de chien sans tête qui émerge de la glace, et qui semble être ou une hallucination ou le double d’Arcadi, dont la présence dans le récit est de plus en plus envahissante elle-même, et de plus en plus inquiétante. Ce qui est beau dans Oliphant c’est que l’étrangeté et la magie sont en fait liées directement à l’aspect scientifique de l’album. Les chapitres sont entrecoupés d’interludes qui détaillent des processus chimiques, physiques ou météorologiques, par exemple la circulation thermohaline, le champ magnétique terrestre, ou encore la force de Coriolis, dont le texte détaille très précisément les définitions, mais que le dessin, qui se fait ici abstrait, transforme en phénomènes étranges : des ondes, des cercles, des spirales et de pointillés. Ce sont à la fois des phénomènes scientifiques, mais aussi, possiblement les visions ou les rêves des personnages. La couleur aussi, est le signe souvent de l’intrusion d’une étrangeté dans le paysage globalement plutôt gris bleu vert, c’est surtout le rouge qui a cette fonction, son irruption à quelque chose de terrifiant dans le récit : c’est le sang, le feu, la violence.

Il y a une autre chose enfin qui est assez admirable dans l’album, dans la matière scientifique et fantastique - matière très sérieuse - se glisse régulièrement un humour assez vif, qui humanise profondément les personnages. Même quand ils sont glacés dans des abris de fortune, ils chantent, font des blagues, moquent les ridicules des uns et des autres - notamment ceux de ce jeune fils à papa anglais qui a payé à tous ses compagnons des costumes anti-froid à la technique apparemment révolutionnaire, et qui entend lancer au retour sa propre ligne de vêtements spécialisés. C’est donc un grand récit d’aventure mais pas hiératique, et dans lequel ça vit.
Transcription de la chronique radio de Lucile Commeaux du 17/03/23
- Plus d'informations : Oliphant de Loo Hui Phang et Benjamin Bachelier a paru chez Futuropolis
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