Critique BD : “Tous les vivants” de Roman Muradov

Tous les vivants de Roman Muradov
Tous les vivants de Roman Muradov - Dargaud
Tous les vivants de Roman Muradov - Dargaud
Tous les vivants de Roman Muradov - Dargaud
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“Un récit délicat au ton très particulier, mélange de grande tristesse et de cruauté, toujours adoucies par un humour inattendu. Un très bel album dessiné.” 

Affaire Critique , c'est chaque jour, un objet culturel passé au crible d’une critique libre et assumée. Aujourd’hui, Lucile Commeaux nous parle d’une bande dessinée qui vient de paraître aux éditions Dargaud : “ Tous les vivants ” de Roman Muradov.

J’ignorais tout de Roman Muradov, dont j’apprends donc qu’il est russe, qu’il travaille à San Francisco, et se définit lui-même dans la courte biographie qui figure sur son site internet comme “artiste et auteur de modeste renom”, un site sur lequel il attribue lui-même des notes - assez modérées - à ses propres albums, dans une espèce de jeu qu’on devine teinté de mélancolie.

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C’est peut-être surtout l’album en question qui teinte de mélancolie l’opinion que je me fais de lui, un très bel album dessiné dans une dominante de noir blanc et gris, avec quelques couleurs par ci par là - du vert, du rouge, des ocres. Ça commence avec une chute dans une case noire, celle d’une jeune femme qui allongée paraît endormie, et qui quand elle se réveille apprend de la bouche d’une étrange créature en forme de grand hibou à coiffe de plumes, qu’elle est en enfer. C’est une genèse à l’envers à laquelle on assiste. Le monde qui naît sur la page noire est celui d’un purgatoire singulier, dans lequel chaque nouvel arrivant se voit contraint de jouer à une étrange loterie. Notre jeune fille s’y colle elle aussi, elle pioche le numéro 852310-37-345253 etc. etc., la machine se met en branle, une petite boule tombe dans le réceptacle et là et bien c’est le numéro 852310-37-345253 etc. etc qui est inscrit. Elle a gagné, elle échappe à la mort, et se retrouve chez elle dans sa baignoire. Seulement, on se rend compte très vite que dans cette baignoire, au-dessus d’elle pend un nœud coulant. Sa mort, elle l’a voulue.

Les premières pages donnent le ton. Un ton très particulier, mélange de grande tristesse et de cruauté, toujours adoucies par un humour inattendu. Cet humour tient d’abord aux dialogues, qui sont d’une très grande qualité et finesse - par exemple entre la jeune fille et ce hibou qui mime les présentateurs des tirages télévisés de loto. Ou encore entre deux créatures des enfers qui se projettent de faire de la céramique le jour où les humains se seront rendus maîtres de la mort. Même complexité au dessin, qui campe des décors d’une froideur infinie - un petit appartement dans une haute tour isolée, des rails de train, la grande ville morne, et en même temps qui y dépose son personnage avec une grande douceur, la douceur d’une ligne très fine.

La mort et la douceur

C’est un récit délicat, dont le cadre est simple et connu apparemment : celui du retour à la vie d’une jeune femme solitaire, mais qui prend des allures singulières. D’abord parce que le décor dans lequel elle déambule est étrange - c’est comme une ville de science-fiction un peu à l’ancienne, très verticale - où elle se rend tous les jours pour travailler dans un bureau où elle s’acquitte d’une tâche répétitive et très mystérieuse, qui ressemble d’ailleurs au système de loterie du purgatoire par lequel elle est passée. Une tâche où elle appuie régulièrement sur un bouton rond, rond comme les petites boules du loto, rond comme l’horloge qui sonne le début et la fin de la journée. Et puis surtout, maintenant que le personnage est revenu d’entre les enfers, elle peut voir des fantômes autour d’elles, ceux des morts qui ne sont pas revenus, mais aussi le sien propre. Elle est désormais double, et chez elle son fantôme lui prépare des soupes et s’endort avec elle. C’est assez poignant de tendresse, et de saillies humoristiques totalement inattendues, notamment cette scène où un jeune homme qu’elle se met à fréquenter meurt soudainement je cite : “d’une éjaculation dans les 3 heures après avoir lu 27 pages consécutives d’Henry Green le soir de Noël” (“c’est une première” dit le hibou du purgatoire), et que son fantôme est dessiné avec sans cesse un petit appendice en érection et comme au bout un petit nuage blanc, à table, quand il dort, quand il marche, quoiqu’il fasse.

Le dessin est très singulier, les personnages ont parfois des allures de petits personnages de manga qui seraient encore au stade du brouillon - elle avec sa frange carrée et ses habits qui ressemblent souvent à des kimonos, parfois des bonhommes un peu grossiers son petit ami par exemple a une grosse tête toute ronde et disproportionnée. Parfois sur des objets ou des éléments de décor la ligne est hyper précise, parfois la case est pleine de petits gribouillis, et puis ci et là des tâches de couleur qui jouent comme des marqueurs d’intensification : l’inquiétude, l’amour, la beauté.

Tout cela est très maîtrisé, très intelligent et sensible, et s’achève dans un noir profond qui donne envie de tout recommencer depuis le début et de rester dans la boucle. -Transcription de la chronique radio de Lucile Commeaux-