Critique exposition : "Alice Neel - Un regard engagé" au Centre Pompidou

"Rita et Hubert" de Alice Neel, 1954, Huile sur toile, 86,4  × 101,6 cm Defares Collection
"Rita et Hubert" de Alice Neel, 1954, Huile sur toile, 86,4  × 101,6 cm Defares Collection - © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Malcolm Varon
"Rita et Hubert" de Alice Neel, 1954, Huile sur toile, 86,4 × 101,6 cm Defares Collection - © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Malcolm Varon
"Rita et Hubert" de Alice Neel, 1954, Huile sur toile, 86,4 × 101,6 cm Defares Collection - © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Malcolm Varon
Publicité

Un objet culturel passé au crible d’une critique libre et assumée. Aujourd’hui, Lucile Commeaux s’est rendue au Centre Pompidou pour découvrir l’exposition "Alice Neel - Un regard engagé", à découvrir jusqu’au 23 janvier 2023.

Littérature, cinéma, expos, musique, séries, BD... Chaque jour un objet de l'actualité culturelle passé au crible d'une critique libre et assumée.

Aujourd'hui, l’exposition consacrée à la peintre Alice Neel, une figure majeure de l’art nord-américain et du féminisme militant. Une exposition à découvrir jusqu’au 23 janvier 2023 au Centre Pompidou.

Publicité

Elle a déjà été beaucoup commentée ces dernières semaines comme un des évènements de cette rentrée. De fait, beaucoup, et moi la première, découvrent Alice Neel, cette peintre américaine décédée il y a près de quarante ans, mais dont l'œuvre dialogue tellement avec les sujets qui nous intéressent aujourd'hui - race, classe, genre, que c’en est troublant.

Alice Neel est née avec le vingtième siècle en janvier 1900 à New York, dans un milieu populaire. Après quelques années d'études elle devient secrétaire dans la fonction publique mais très tôt ce qu’elle veut faire, c’est dessiner et peindre. Elle se forme, elle expose, elle fréquente des années vingt jusqu’à son décès au milieu des années 80, la gauche communiste américain, l’avant-garde artistique (notamment la Factory de Warhol), la presse indépendante qui défend minorités raciales et sexuelles. C’est son milieu, et c’est aussi en grande partie ce qu’elle dessine et peint : des portraits de journalistes, de militants, d’artistes et de féministes, qu’elle représente souvent assis. Une peinture figurative, quelques éléments de symbolisme parfois ici ou là dans la première manière, des couleurs immédiatement reconnaissables, notamment dans la manière de travailler les peaux : avec du rouge, du brun, du vert parfois aussi, et des corps dont les reliefs disent la vie qu’ils mènent : maladies, sexualité, grossesse, travail etc.

"Andy Warhol" d'Alice Neel, 1970, Huile sur toile, 152,4 × 101,6 cm, Whitney Museum of American Art, New York. Gift of Timothy Collins
"Andy Warhol" d'Alice Neel, 1970, Huile sur toile, 152,4 × 101,6 cm, Whitney Museum of American Art, New York. Gift of Timothy Collins
- © The Estate of Alice Neel Photo © 2022. Digital image Whitney Museum of American Art / License by Scala

L’exposition au Centre Pompidou est simple et très lisible ; elle ne comporte qu’une seule grande pièce ouverte, comme un hall de gare - on pense au père Neel qui travaillait pour les chemins de fer. Les premiers tableaux qu’on nous donne à voir montrent d’ailleurs notamment des ouvriers du rail. Un peu comme l’exposition dédiée à Georgia O'Keeffe qu’on avait pu voir l’année dernière, les œuvres sont accrochées sur de grands pans de mur bleus et blancs entre lesquels on peut circuler librement, et qui divisent son œuvre en deux catégories : ce qui a trait à la représentation de la lutte des classes, et puis ce qui a trait à la représentation de la lutte des sexes. On peut ne pas être convaincu, convergence des luttes oblige. D'ailleurs nombre de tableaux pourraient aller dans l’un ou dans l’autre, tant, on l’imagine, Neel les pensait comme des structures interdépendantes. Dans les portraits de la population défavorisée d’East Harlem par exemple, on distingue des féminités et masculinités mouvantes sur les visages et dans les corps.

La voix d'Alice Neel

C’est probablement une des grandes forces de l'exposition que de laisser Neel parler. Les cartels sont très sommaires - un petit texte en intro, au milieu une frise biographique - et le reste c’est elle. Ses tableaux ont une force évocatrice telle que son point de vue émerge dès qu’on en a vu ou deux. En émerge une acuité et une empathie singulières qui nous attachent tout de suite, et surtout cette pensée tellement actuelle : anti-raciste, féministe, progressiste, qu’elle peigne Andy Warhol et son corps opéré couvert de cicatrices, ou un jeune portoricain alité auquel on a retiré plusieurs côtes. Ce regard nous accueille au début de l’expo dans un grand portrait photographique que Robert Mapplethorpe a réalisé d’elle à la fin de sa vie : ses yeux affublés d’un léger strabisme ne nous regardent pas nous, mais derrière nous, comme si son regard était de manière constitutive en avance.

Ce qui est très réussi par ailleurs ce sont les petits textes qui sont inscrits en dessous des tableaux, des citations d’elle commentant son œuvre très simplement, presque naïvement. Sous un dessin où elle se représente en compagnie d’amies et de sa petite fille, et où son corps apparaît bizarrement déformé, elle dit - je paraphrase - : comme j’étais très occupée avec ma petite fille je me suis représentée avec un bras en plus pour l’enlacer et une jambe pour courir après. Ces verbatims sont inscrits tout en bas du mur, ras le sol. Alice Neel c’est quelqu’un qui peignait les pieds sur terre, en thématisant dans ses tableaux les conditions matérielles dans lesquelles vivaient ses sujets : la bourgeoisie parfois - j’aime beaucoup un triple portrait représentant un couple d’artistes et leur petite fille, tous les trois portent des chaussures en cuir verni comme le signe de leur appartenance de classe, et c’est un des titres du tableau. Aussi ce portrait d’un homme noir inachevé. Le visage est peint seulement, le contour de sa silhouette fait une enveloppe vide, parce qu’il est parti faire la guerre au Vietnam : sans son corps, Neel ne pouvait plus le peindre.

Lucile Commeaux

  • Plus d’informations : "Alice Neel - Un regard engagé " à découvrir jusqu’au 23 janvier 2023 au Centre Pompidou. Le commissariat de l'exposition est assuré par Angela Lampe, commissaire de l'exposition,
Alice Neel, un regard engagé
Alice Neel, un regard engagé
- © Centre Pompidou / Hélène Mauri