Le poète, écrivain, essayiste et critique d’art Bernard Noël est mort le 13 avril 2021 à l’âge de 90 ans et laisse derrière lui une œuvre majeure, sur laquelle le professeur de littérature à l'Université de Bâle Hugues Marchal revient au micro de Marie Sorbier.
- Hugues Marchal Membre honoraire de l’Institut universitaire de France, Hugues Marchal est professeur de littérature française à l’université de Bâle. Ses travaux portent principalement sur la poésie des 19e et 20e siècles, et sur les relations entre sciences
Les hommages au poète et écrivain Bernard Noël parus dans la presse depuis son décès mardi 13 avril 2021 à l'âge de 90 ans mettent en exergue son concept de "sensure", qui peut être défini par une des affirmations de son auteur : "Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme, mais il a constamment recours à l'abus de langage". Cet abus de langage, s'il ne réduit pas au silence, dénature la langue. Au micro de Marie Sorbier, le professeur de littérature à l'Université de Bâle Hugues Marchal revient sur l'oeuvre de Bernard Noël et sa tentative de redonner aux mots leur force agissante.
Le développement d'une réflexion sur la censure est très précoce dans l'oeuvre de Bernard Noël, explique Hugues Marchal, notamment car le poète faisait partie d'une génération marquée par la guerre d'Algérie et les effets de déformation et de contrôle médiatiques qui ont pu exister durant cette période. Par ailleurs, il fut l'un des derniers écrivains à être condamné pour outrage aux moeurs, pour son roman Le château de Cène, publié anonymement en 1969. Bernard Noël considérait ce texte comme une forme de suicide de son propre style et de sa propre écriture.
L'écriture de Bernard Noël a été marquée à différents moments par un travail de rature sur elle-même. Des ratures qui dénuent son texte d'une autorité stylistique et de certitudes, qui le maintiennent dans un espace où, ne s'affirmant pas complètement, il permet d'échapper à ces systèmes d'autorité.
Hugues Marchal
Pour Hugues Marchal, le concept de "sensure" témoigne d'un certain désespoir de la part de Bernard Noël sur la capacité de la parole à communiquer. Le concept de sensure provient d'une critique de la société de communication comme un espace dans lequel le fait de donner parole à toutes les paroles et de mettre à l'égalité tous les discours mènent la parole importante à se perdre, et à se réduire finalement à du bruit. Cette société de communication devient la cause d'amuïssement de certains discours.
Lorsqu'il a republié sous son vrai nom son texte censuré Le château de Cène, Bernard Noël a également écrit un essai dans lequel il commente cette censure et la condamnation judiciaire qui l'a accompagnée. Lors du procès, l'avocat de Bernard Noël avait défendu ses écrits comme une oeuvre d'écrivain, qui ne pouvaient donc pas être rattachés à de la pornographie. Cette argumentation a mené l'auteur a formuler l'idée que la censure est une forme de reconnaissance symbolique du style d'une oeuvre par les institutions de pouvoir : "Un bon écrivain est un écrivain censuré. Tout ce qui médiatise censure".
Si on le définit souvent comme un poète, Bernard Noël est également l'auteur d'un dictionnaire sur la Commune de Paris. Une manière d'affirmer que la poésie et la politique se nourrissent l'une de l'autre ? Bernard Noël décrivait son roman Le château de Cène comme un geste politique par lequel il essayait de lever ses propres censures. Ses travaux sur la Commune de Paris, mais aussi sur la guerre d'Algérie et sur d'autres formes de génocide politique, explique Hugues Marchal, interrogent la capacité à s'indigner moralement sans pour autant pouvoir nommer ce qui fait la bassesse et la saleté du corps humain, qui est la première victime des violences politiques.
Son travail qui consiste à lever des censures est directement rattaché à la politique. D'autre part, Bernard Noël appartient à une génération où le concept même de genre littéraire a été mis en cause au profit d'une notion plus large : le texte.
Hugues Marchal
Dans les années 1970, Bernard Noël a dirigé aux éditions Flammarion une collection intitulée "Textes", dans laquelle se côtoyaient des poètes, avec par exemple des traductions de E.E. Cummings et William Carlos Williams, et des rapports politiques.
Cette mise à égalité questionne l'ancrage entre le politique et le poétique, et amène à comprendre que si tout est politique, tout est aussi poétique. Il y a partout fabrique des textes et présence d'une rhétorique. Lier les deux est un moyen de porter un soupçon vers tout discours, mais aussi de réfléchir à de nouvelles modalités de discours. Travailler en même temps sur un roman, sur un dictionnaire, sur l'Histoire, sur la poésie, participe de ce travail qui questionne l'écriture, ainsi qu'une autre notion très importante chez Bernard Noël : comment laisser une trace ? Comment faire vestige ?
Hugues Marchal
Dans ses cours de littérature à l'Université de Bâle, le professeur Hugues Marchal fait découvrir Bernard Noël aux étudiants car son oeuvre permet d'aborder et de penser une grande diversité d'objets. Chez Bernard Noël, il n'y a pas de clôture du poétique : le poétique pense en lien avec l'ensemble des registres de culture et de savoir. Pour illustrer cette pensée, Hugues Marchal se réfère notamment à une série de textes de Bernard Noël où l'auteur se met en scène, dialoguant avec des artistes au sein de leurs ateliers. S'il appelait ces textes des romans, Hugues Marchal estime qu'ils sont comparables à une forme de journalisme immersif.
On voit un auteur observer sous une forme volontairement naïve le travail d'atelier d'un artiste. En discutant avec ce dernier, il rend compte du regard qu'il porte sur son travail, sur la formation graduelle de l'oeuvre et sur les discussions qu'il mène avec lui. C'est l'occasion pour Noël, avec une énorme modestie très fréquente chez lui, de réfléchir à la question : Qu'est-ce que ? Qu'est-ce qu'une trace ? Qu'est-ce qu'une peinture ? Qu'est-ce que voir ?
Hugues Marchal
A partir de telles questions autour de notions d'apparence évidente, un questionnement innervé d'une grande connaissance de l'art contemporain se déploie. Ainsi, Noël développe une approche de l'art sans jargon, sous un angle presque artisanal, explique Hugues Marchal, tout en faisant de ce discours sur l'art une forme d'artisanat en acte, où le lecteur cherche avec l'auteur les mots pour cerner ce qu'est une oeuvre. Cette rencontre entre le vestige de l'acte créatif et le processus d'interprétation de cet acte forme, pour Bernard Noël, un corps hybride, impossible, où la matérialité d'un objet collectif se trouve à la fois dans la page ou dans l'oeuvre d'art et dans la chair du spectateur ou du lecteur. Ainsi, l'acte disparu de la création est rendu de nouveau présent dans la perception de l'oeuvre.
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