Suite aux accusations de viol sur mineurs concernant le plasticien Claude Lévêque, la philosophe Carole Talon-Hugon est au micro de Marie Sorbier pour se demander si notre regard sur une oeuvre d'art change lorsque son auteur est moralement condamnable.
- Carole Talon-Hugon Philosophe, spécialiste d’esthétique et de philosophie de l’art, professeure à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, présidente de la Société française d’esthétique et directrice de la Nouvelle Revue d’esthétique
Comme l'a révélé un article du Monde, le plasticien Claude Lévêque est accusé de viol sur mineurs. Suite à cette annonce, de nombreuses institutions éteignent les néons, œuvres emblématiques du travail de Claude Lévêque. Sommes-nous arrivés à un noeud idéologique où la morale agit directement sur l'art ? Réponses et réflexions au micro de Marie Sorbier avec la philosophe spécialiste de l'esthétique Carole Talon-Hugon.
On constate depuis quelques années en France et aux Etats-Unis une forme de moralisation radicale des mondes de l'art. A la fois au sens où il s'agit pour beaucoup d'artistes de faire des oeuvres qui portent un message moral, et au sens où la critique artistique tient très largement compte de la dimension morale des oeuvres, mais aussi de l'auteur des oeuvres.
Carole Talon-HugonPublicité
Transgressions
Pour Carole Talon-Hugon, le fait que des institutions publiques éteignent les néons signés Claude Lévêque représente une situation paradoxale qui demande un certain recul historique pour être mieux comprise.
Dans les années 1970, la pédophilie n'était pas vue par tout le monde comme une chose insupportable. Il y avait des pétitions d'intellectuels, comme Gabriel Matzneff qui était chroniqueur au Monde, pour soutenir, malheureusement, des individus accusés de pédophilie. Il y avait une permissivité et même une revendication : il fallait libérer le désir de l'enfant, le sortir des tabous de la société bourgeoise.
Carole Talon-Hugon
Au sein de cet ensemble intellectuel, le monde de l'art se situait en situation d'extraterritorialité morale, explique la philosophe. Les valeurs du monde ordinaire ne valaient pas nécessairement pour le monde artistique : l'artiste était celui qui transgressait les codes, remettait en question les cadres et brisait les tabous. Les mouvements d'avant-garde allant du 19ème siècle au milieu du 20ème siècle scandaient la refus des codes de la représentation artistique. Ce refus s'est ensuite porté sur les codes moraux et les normes sociales.
L'art avait une situation d'impunité, et l'artiste également. Cela permettait à des artistes, comme l'actionniste viennois Otto Muehl, de dire que tout méritait d'être exposé, y compris le viol et le meurtre. Il y avait une véritable revendication, assez bien reçue, de la transgression dans tous les domaines, y compris le domaine moral. Ceux qui s'y opposaient était volontiers traités de philistins.
Carole Talon-Hugon
Retour de bâton
En 2021, la situation s'est totalement inversée. Des pratiques non seulement tolérées, mais aussi encouragées par certains, sont devenues insupportables. Parmi elles, la pédophilie et l'inceste.
A partir de quel moment l'oeuvre d'un individu accusé d'avoir commis ce genre d'actions répréhensibles est-elle elle-même porteuse de cette charge négative ? En regardant les années récentes, on s'aperçoit que l'on va toujours plus loin dans la chaine de contamination. Dans le cas d'oeuvres dont le contenu n'est aucunement moralement répréhensible, comme les néons de Lévêque, tout se passe comme si la malignité de l'auteur se communiquait à l'oeuvre. Et même à ceux qui permettent l'exposition de l'oeuvre. L'étape suivante sera qu'on puisse condamner ceux qui regardent l'oeuvre. Où peut-on arrêter cette chaine de contamination ?
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Notre regard se filtre et se teinte-t-il au point de vouloir annihiler une oeuvre que l'on a auparavant appréciée ? Est-ce là un stigmate de la cancel culture ? Pour Carole Talon-Hugon, l'idée que ce qui est marqué même indirectement par la malignité d'un comportement doit être évacuée du regard est en effet une des multiples formes revêtues par la cancel culture aujourd'hui en France.
C'est faire fi de la présomption d'innocence qui est tout de même un principe de la justice, et non pas une injure faite aux plaignants. La justice, avec ses faiblesses et ses défauts dont il faut se débarrasser, sera toujours préférable au lynchage, qui n'est pas de la justice.
Carole Talon-Hugon
L'ouvrage de Carole Talon-Hugon L'art sous contrôle est disponible en librairies aux Presses universitaires de France, ainsi que son dernier essai L'artiste en habits de chercheur, paru chez le même éditeur.
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