Quel est le lien entre le divin et la machine ? Au micro de Marie Sorbier, l'anthropologue et chercheur au CNRS Emmanuel Grimaud revient sur son expérience "Ganesh Yourself" où un robot hybride ressemblant au dieu hindou Ganesh a servi de support d'exploration des rapports au divin.
- Emmanuel Grimaud Anthropologue, directeur de recherche au CNRS, cinéaste et curateur d'exposition
Paradoxe de nos sociétés contemporaines occidentales, Dieu est à la fois partout et nulle part. L'anthropologie travaille sur ces archétypes humains, en lien avec des artistes. C'est le cas de l'anthropologue et chercheur au CNRS Emmanuel Grimaud, dont le travail tente, par l'expérience, d'explorer les liens entre le divin et la technologie. Il conduit ses recherches en Inde, où il a créé avec l'aide de l'artiste Zaven Paré un robot hybride à l'apparence du dieu Ganesh. Au micro de Marie Sorbier,il revient sur ce travail d'expérimentation anthropologique.
Le dernier livre d'Emmanuel Grimaud Dieu point zéro. Une anthropologie expérimentale (PUF, 2021), récit de son aventure en Inde, s'ouvre avec une citation de l'écrivain Philip K. Dick : "Dieu est la seule entité théologique que l'on peut retrouver partout, dans le caniveau et dans les étoiles". Une citation que l'anthropologue affectionne particulièrement, et qui résonne avec son observation de la société indienne et son polythéisme.
Dieu a son élasticité propre, sa flexibilité. On trouve partout en Inde des gens qui spéculent sur la nature de Dieu, des gens impressionnants par leur culture théologique, qui vous inondent de paradoxes. Ils disent, par exemple que Dieu peut être partout et nulle part, s'incarner dans une idole, dans une pierre tout en prenant forme humaine, mais qu'il est aussi une pure abstraction complètement irreprésentable, échappant à toute tentative de matérialisation.
Emmanuel Grimaud
Envisageant la divinité comme un point de vue impossible, Emmanuel Grimaud a voulu inventer un nouveau support pour développer ses recherches. Avec l'artiste Zaven Paré, il a créé une machine, entre le robot et la marionnette, qui a servi d'interface pour des conversations sur Dieu. Mais comment le divin peut-il émerger d'un dispositif constitué par des humains qui jouent des rôles et d'une machine qui ressemble à un éléphant, comme la divinité hindoue Ganesh ? Une problématique qui, durant l'expérience, s'est posée non seulement à l'anthropologue, mais aussi aux individus qui se trouvaient pris dans ce dispositif.
D'une part, Emmanuel Grimaud et Zaven Paré demandaient à quelqu'un d'incarner Dieu, cette personne se retrouvant au contrôle de la machine et une image de son visage étant projetée dans le masque du robot. D'autre part, il demandait à une autre personne d'être l'interlocuteur qui converse avec le robot.
Rapidement, on s'est aperçu que les gens faisaient une sorte de test. Ils ne prenaient jamais la machine pour un dieu, mais puisqu'elle ressemblait un peu à Ganesh, ils posaient une question à cette divinité. Les questions cherchaient souvent à mettre Ganesh en défaut : que fais-tu pour résoudre les problèmes de pollution, de trafic ? Ou bien des questions métaphysiques : que penses-tu de la dualité, de la non-dualité ? Répondre à des questions de cette complexité est un exercice difficile pour celui qui incarne Dieu, mais il se passe alors quelque chose de très intéressant.
Emmanuel Grimaud
Dans cette expérience intitulée "Ganesh Yourself" s'opère un renversement éthique. Les individus ont la possibilité de se mettre à la place de Dieu et éprouvent ainsi la difficulté de parler en son nom. Est-ce une manière de permettre à chacun de relativiser les messages divins ? Pour Emmanuel Grimaud, il s'agit là d'un exercice d'excentrisation, dans la ligne de pensée du philosophe allemand Helmuth Plessner, qui affirmait que les humains étaient les seuls animaux capables de s'excentrer complètement, d'être à la fois dans le corps tout en en sortant complètement.
Pour l'incarnant qui se mettait à la place de Dieu, c'était un exercice de décentrement complet, qui lui faisait voir le monde autrement. On s'aperçoit qu'avoir un point de vue transcendant est loin d'être évident, surtout quand on est mis face à des affaires mondaines. C'est ça qui est en jeu dans cette expérience : les problèmes, inquiétudes et infortunes des gens. Tout ce que l'on déverse devant la divinité-machine.
Emmanuel Grimaud
Une machine peut-elle constituer un bon piège métaphysique ? Si les auteurs de science fiction s'affairent souvent à cette question, comment un anthropologue appréhende-t-il le lien entre divin et robotique ? Selon Emmanuel Grimaud, la confiance que l'on place aujourd'hui dans les machines et les algorithmes joue sur les mêmes ressorts que l'excentrisation religieuse. A ce titre, l'anthropologue invite à porter un regard critique sur les différents projets technologiques tentant d'approcher une forme artificielle de divinité au moyen d'algorithmes.
C'est cette distance qu'apporte l'expérience "Ganesh Yourself", dans la mesure où elle révèle à quel point les individus ne font pas d'équivalence entre la machine et le divin. Les questions qu'ils posent tendent plutôt à estimer l'utilité pratique d'une telle machine au sein de l'économie des supports déjà existants de la divinité, comme les idoles.
A partir du moment où il y a un humain derrière la machine, on se demande aussi qui est là. Est-ce une machine possédée par un humain ? Est-ce un dieu qui possède un humain possédant une machine ? Ces questions complexes permettent une posture réflexive et critique quant à la transmission et aux supports que nous avons sous les yeux.
Emmanuel Grimaud
Pour aller plus loin, retrouvez le film Ganesh Yourself d'Emmanuel Grimaud.
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