Y a-t-il trop d'intellectuels en France ? A quoi servent-ils ? Le rôle des intellectuels est de plus en plus questionné dans l'espace médiatique et politique, et en ligne. Le sociologue et directeur de recherche émérite au CNRS Louis Pinto revient sur les origines de la notion d'intellectuel.
A mesure que leur présence se fait de plus en plus récurrente sur les plateaux télévisés, dans les tribunes de différents journaux, dans les débats politiques et sur les réseaux sociaux, les intellectuels inspirent chez certains une méfiance qui remet en question leur rôle et leur utilité au sein de la sphère publique. Au micro de Marie Sorbier, le sociologue et directeur de recherche émérite au CNRS Louis Pinto revient sur la définition et les origines de la notion d'intellectuel.
Le mot "intellectuel" comme substantif apparaît à la fin du 19ème siècle. Deux écrivains de cette période décrivent, non sans la critiquer, la figure de l'intellectuel dans leurs ouvrages respectifs : Maurice Barrès dans Les Déracinés (1897) et Paul Bourget dans Le Disciple (1889). Pour ces penseurs ultra-conservateurs, explique Louis Pinto, la figure de l'intellectuel représentait une abomination.
Le passage du mot "intellectuel" d'adjectif à substantif se cristallise avec l'affaire Dreyfus, lorsque le journal L'Aurore publie le 14 janvier 1898 le "Manifeste des intellectuels", signé, entre autres, par Emile Zola, Marcel Proust, Anatole France, Léon Blum, Gustave Lanson et Lucien Herr.
Le terme "intellectuel" est longtemps apparu comme très lié à la France. Lorsqu'il est utilisé à l'étranger, c'est parfois avec une pointe d'ironie ou d'hostilité. C'est-à-dire que l'intellectuel, c'est vraiment très french. En Allemagne, par exemple, c'est le modèle du savant qui a longtemps prôné, se définissant comme éloigné, voire opposé à, la figure de l'intellectuel.
Louis Pinto
Loin de cette utilisation ironique du terme, le philosophe et essayiste Julien Benda revendiquait dans La Trahison des clercs (1927) une figure de l'intellectuel proche de celle d'un clerc, c'est-à-dire d'un penseur non seulement engagé, mais véritablement en accord avec les valeurs qu'il défend. Par opposition, Julien Benda dénonce ceux qui prétendent se mettre au service de valeurs absolues alors qu'ils sont en réalité sous l'influence d'émotions idéologiques. Cette figure exigeante de l'intellectuel se distingue également de celle du penseur mondain.
Le mondain apparaît comme une dégradation de cette image très haute. L'intellectuel est celui qui peut s'exprimer sur des questions de la cité à partir d'une compétence et d'une manière de travailler acquises de façon longue et durable. Cette capacité est liée à celle de la critique : faire la distinction entre ce qui est préjugé, ce qui est admis de manière courante, et ce qui peut être contrôlé par des arguments.
Louis Pinto
Le travail intellectuel est-il toujours opposé au travail manuel ? Est-ce une raison qui pourrait expliquer la crispation qui existe dans la société envers les intellectuels ? Pour Louis Pinto, l'enjeu véritable de cette opposition est celui de l'anti-intellectualisme.
Dès l'affaire Dreyfus, plusieurs personnes, à commencer par des intellectuels de droite, dénonçait des usurpateurs, demandant par exemple de quel droit un professeur de chimie pouvait se permettre de donner son opinion sur l'armée ou la magistrature. L'idée d'usurpation est consubstantielle à la figure de l'intellectuel, elle en est même constitutive. Le mandat qu'a un intellectuel, aucune procédure formalisée ne peut en garantir la justification.
Louis Pinto
Si l'intellectuel est apparu à la fin du 19ème siècle en tant que dénomination, ce rôle a existé auparavant, tout en étant perçu différemment, explique Louis Pinto. Les philosophes de l'Antiquité grecque, par exemple, étaient des intellectuels, mais ne se sont pas constitués comme groupe. De même pour ceux qu'on appelait les lettrés, les savants, les érudits, les gens de lettre.
Le mot "auteur" est-il un synonyme contemporain d''intellectuel" ? Le terme "auteur" renvoie à la constitution de l'idée d'autorat, avec l'établissement des droits d'auteur. Néanmoins, précise Louis Pinto, Dante était déjà considéré de son temps comme un auteur. Par ailleurs, l'historien de la culture Roger Chartier a montré que de nombreux livres à travers les siècles étaient composés de pièces rapportées ou citées par des auteurs.
Pourquoi chercher à attribuer un nom propre à une idée ? Est-ce attribuer à un seul individu le mérite, ou la propriété, de ce qui est éminemment collectif ? Pour Louis Pinto, cette question renvoie à un débat propre au milieu des intellectuels.
On dit souvent que ce n'est pas Sartre qui a inventé la notion de transcendance. Mais on peut alors répondre que certes, le concept existait avant, mais pas du tout sous la forme que Sartre lui a donnée. Les débats peuvent être infinis. A partir de quel moment une idée coïncide absolument avec tel auteur ?
Louis Pinto
D'un point de vue sociologique, soutient Louis Pinto, le groupe social que composent les intellectuels est aussi intéressant par son histoire et ses divisions internes que ceux formés par les membres de l'Eglise ou bien les diplomates. La sociologie des intellectuels donne un recul nécessaire pour comprendre la pensée propre à une époque, à ses discours, et à ses mises en pratique.
Soit on fait une analyse interne de la philosophie, par exemple, de Sartre, soit on le situe dans une époque où tels et tels problèmes intéressaient les philosophes universitaires. Cela peut permettre de déterminer la part anonyme, collective d'une pensée, et de constater l'apport de figures singulières. Il ne s'agit pas simplement de "sociologiser", mais de prendre la mesure des révolutions véritables et des révolutions d'apparence.
Louis Pinto
L'ouvrage de Louis Pinto Sociologie des intellectuels est disponible en librairies aux Editions de la Découverte, collection Repères.
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