

Après un an de confinement et de restriction des libertés, le philosophe et professeur en théorie du droit Laurent de Sutter revient au micro de Marie Sorbier sur la question de l'obéissance aux lois et sur la rébellion du milieu culturel.
- Laurent de Sutter professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussels à Bruxelles
Il y a un an, la France se confinait. Après une année de restriction drastique des libertés individuelles et collectives, la question de l'obéissance aux lois édictées pour le bien commun se pose avec acuité. Notamment dans les milieux culturels, où la rébellion guette et s'organise, dans les théâtres occupés ou dans les cinémas qui décident d'ouvrir en dépit des règles. Au micro de Marie Sorbier, le philosophe et professeur en théorie du droit Laurent de Sutter revient sur notre rapport aux lois et au droit. Est-ce par peur du chaos que nous acceptons ls lois sans les remettre en question ?
Un monde de l'ordre
Le principe de base de nos sociétés, explique Laurent de Sutter, est celui d'une équation entre la loi, l'ordre et la paix, selon lequel le bien commun doit être encadré par des lois pour exister.
J'ai toujours trouvé étonnante cette obsession pour les lois. Elle prend des proportions délirantes chez nous, et derrière elle se trouve une peur panique du chaos. Comme si le chaos n'était pas notre condition de base, qu'il n'était pas porteur de possibilités créatives.
Laurent de Sutter
Derrière cette équation entre loi et ordre, il y a une autre équation bien moins optimiste et positive, entre la loi et la police, c'est-à-dire faire en sorte que les possibilités propres au chaos soient annulées.
Laurent de Sutter
Dans son ouvrage Hors la loi. Théorie de l'anarchie juridique (Les liens qui libèrent, 2021), Laurent de Sutter retrace l'apparition de cette volonté d'anéantir le chaos et de l'idée de loi dans le vocabulaire de la philosophie occidentale. Lorsqu'elle apparaît en Grèce antique, au cinquième siècle avant notre ère, l'idée de loi n'est pas une idée de juriste, mais de philosophe. Elle naît du concept nomos, selon lequel il faut donner à la multiplicité des relations, des décisions et des inventions une structure supérieure afin d'éviter qu'elle ne se transforme en flux imprévisibles et non maîtrisés. Ainsi, la catégorie de loi tient à maîtriser la diversité et ce, dès l'époque grecque pour ne faire que s'amplifier à travers l'Histoire.
L'idée de loi est inscrite dans une mise en ordre du monde dans sa totalité. Il y a comme une dimension cosmologique : il s'agit non seulement de maîtriser les comportements des êtres humains et de faire en sorte que la cité fonctionne bien, mais de s'assurer que le monde ne s'effondre pas dans le chaos. Comme s'il ne pouvait y avoir d'autre monde que celui de l'ordre.
Laurent de Sutter
Une culture du lien
Bien plus qu'un organe de divertissement, le monde de la culture à un rôle à jouer pour savoir dans quel monde nous vivons et circulons.
On voit bien aujourd'hui qu'imposer une culture des lois ne fonctionne pas. La culture, si elle doit exister, ne peut être qu'une forme de négociation par rapport au type d'ordre que veulent nous imposer les lois.
Laurent de Sutter
Il ne s'agit pas d'en appeler à la désobéissance civile, que Laurent de Sutter définit comme le symptôme du dysfonctionnement des lois et qui, en ce sens, ne constitue pas une alternative viable à l'ordre imposé. Au contraire, plus il y a de désobéissance civile, plus le rappel à la loi devient obligatoire. Le philosophe plaide pour une culture du lien, qui dans une forme de désordre saurait développer des inventions techniques permettant d'exploiter la diversité et le foisonnement des situations et des relations. Des inventions techniques qui portent le nom de "droits", un terme trop souvent assimilé à la loi.
Le droit nous a permis de construire un foisonnement et un attachement extraordinaires contre les lois. Le droit, c'est l'invention d'institutions non légales comme le mariage, la filiation, les contrats. Il n'y a jamais eu de loi donnant existence aux contrats. Non, ce sont des inventions techniques du droit.
Laurent de Sutter
Quand on parle de culture juridique, il faut l'entendre comme culture de l'invention face à la tentation de réduire la culture à un ordre strictement légal. Laurent de Sutter
Distinguer le droit et la loi
La différence entre le droit et la loi est d'autant plus importante qu'elle est souvent oubliée, rappelle Laurent de Stutter. Dans la Rome antique, on distinguait les lex, les règles et normes s'imposant aux comportements humains, ce que doit être le monde, du ius, racine du mot "juridique", qui signifie l'invention d'opérations et d'institutions.
Ces institutions qui, pour fonctionner dans un contexte de lois, n'en passent pas moins leur temps à la faire mentir et à la faire bifurquer dans des directions imprévues.
Laurent de Sutter
J'en appelle à cette capacité d'invention que nous avons perdue dans notre désir absolu de maîtriser par la loi l'environnement et le contexte dans lequel nous vivons. J'en appelle avec la réconciliation avec l'échec de tout ordre, qui était à prévoir, à retrouver les forces dynamiques des relations et de ce qu'on nomme "chaos" mais qu'on peut aussi nommer "événement", "surprise", ou mieux encore, "possible".
Laurent de Sutter
En ces termes, les occupations des théâtres en France ne constituent pas une tentative de réinvention. Pour Laurent de Sutter, il en revient aux juristes d'être les acteurs de cette invention, plutôt que de craindre l'ordre des lois ou d'y trouver leur compte.
Les lois sont toujours à droite, et le droit a une curieuse tendance à être à gauche. Les occupations d'institutions culturelles sont absolument symptomatiques du divorce entre la prétention à une culture des lois et la réalité d'une culture qui ne peut en aucun cas s'y réduire. La culture résiste à la loi puisque, par définition, c'est ce qu'elle a toujours fait et qu'elle doit toujours faire.
Laurent de Sutter
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