

Littérature et Justice se nourrissent l’une l’autre depuis toujours. Christine Baron professeur de littérature à l’université de Poitiers nous explique comment les écrivains s’emparent des faits juridiques contemporains.
Les écrivains s’intéressent depuis toujours aux grands procès de leur temps et aujourd’hui encore avec Yannick Haenel qui a suivi et écrit sur le procès de Charlie Hebdo ou encore Emmanuel Carrère ces jours-ci qui suit et écrit sur celui du Bataclan.
"La fiction littéraire permet de comprendre l’homme et prétendre à la justice"
La thèse américaine de Martha Nussbaum repose sur la littérature comme auxiliaire dans la décision de justice. Selon Christine Baron, la littérature serait, comme le soutient également Yannick Haenel dans Notre solitude, "le témoin du témoin". En effet, dans un procès, des personnes sont appelées à comparaître, à témoigner. La littérature met en valeur ce qui ne se dit pas dans le prétoire de la vie de l’auteur du crime, ou de la victime avant l’acte brisant leur existence. Dans Une minute quarante-neuf secondes, Riss redonne vie et parole aux dessinateurs assassinées pendant la tuerie de Charlie Hebdo.
Cela n’est pas un hasard si c'est un écrivain, Yannick Haenel et un dessinateur, François Boucq, qui ont chroniqué jour après jour de façon magnifique ce procès.
La littérature permet-elle de prendre une décision plus juste ?
Selon Christine Baron, la littérature n’aide pas nécessairement à prendre une décision plus juste mais elle permet d’accompagner les mouvements sociaux.
Je crois que la littérature accompagne les mouvements de société et relie parfois, rétrospectivement, de grands procès. Cela a été le cas pour le collectif Inculte en procès, paru en 2016, dans lequel les auteurs tentaient de ressaisir dans l'histoire du XXème siècle ce que les grands procès disaient de notre société et de la manière dont les mœurs évoluaient, dont les gens percevaient différemment les enjeux qui les construisent. Je crois profondément que l'approche anthropologique du droit, telle que la pratique d'Alain Supiot, est très intéressante parce que nous sommes des sujets juridiques. Nous sommes constitués par le droit et on le voit de plus en plus en période de pandémie, à savoir que le droit limite nos actions et actuellement, les juristes sont extrêmement vigilants sur cette perte des libertés publiques qui peut résulter d'une situation comme celle que nous vivons.
L'écriture croise la justice et parfois, coïncide avec elle. Il y a une volonté de justesse dans la manière de raconter, de dire ce drame que représente un procès. L’ouvrage de Christine Baron La littérature à la barre (XXe- XXIe siècle) s’intéresse au contexte pénal mais aussi à l’écriture du droit. Elle prend en exemple le roman de John Irving, L’œuvre de Dieu, la Part du Diable publié en 1985, qui débat rétrospectivement sur le droit à l’avortement de la loi Roe v. Wade aux Etats-Unis. L'auteur reprend le cas d’une femme refusant la maternité et dans l’incapacité de donner la vie avec son compagnon, blessé à la guerre du Vietnam. La littérature permet donc d’interroger et de mettre au cœur du débat des questions sociales d’une manière différente de la langue juridique.
Kafka comme référence ultime ?
Kafka est une grande référence contemporaine. Elle est en partie présente dans mon livre à travers la couverture, à travers ce personnage tout petit qui se trouve devant la porte de la loi, une porte symbolique qui était destinée à l'homme de la campagne et qu'il n'a jamais osé franchir.
Kafka est sans doute la référence ultime pour tout écrivain aujourd’hui qui souhaite s’emparer d’une affaire juridique. La justice est, selon le juriste et philosophe François Ost, "jupitérienne" c'est-à-dire une institution intimidante où le sujet a le sentiment de sa petitesse. Par ailleurs, Emmanuel Carrère soutient dans L’adversaire que l'écrivain, dans un procès, écoute toutes les paroles à la manière du juge, et néanmoins, choisit son camp et parle à partir de la notion de conviction, de l'intime conviction de la culpabilité ou de l'innocence d'une personne. Il développe ainsi ses propres pensées, sa propre solitude et sa propre difficulté à faire coïncider la justice avec la justesse des mots.
Je crois que pour un juriste, les notions de bien et de mal n'ont pas beaucoup de signification. Les juristes font du droit, la justice rend justice et les conceptions morales sont censées être étrangères à la décision de justice puisque celle-ci se réfère à une norme écrite. Néanmoins, ce dont s'empare l'écrivain, est davantage un questionnement, une interrogation sur ce bien et ce mal à travers les moyens propres de la parole, de l'écriture et de la rhétorique. Je pense notamment à ce qui est dit dans le procès Charlie-Hebdo sur la façon dont les prévenus abîment le langage en mentant, en racontant n'importe quoi, en se contredisant et en essayant de faire porter le doute sur l'innocence des victimes. L'écrivain a peut être une conscience aiguë de ce caractère insupportable du fait qu'il travaille avec les mots.
Actualité : L’ouvrage La littérature à la barre (XXe-XXIe siècle) de Christine Baron est toujours disponible aux éditions du CNRS.
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