"La manifestation a deux sources historiques fortes : la guerre et la procession liturgique"

Capture d'écran de "Santiago 1973-2019" de Paz Corona
Capture d'écran de "Santiago 1973-2019" de Paz Corona - Les Mangroves (Distribution)
Capture d'écran de "Santiago 1973-2019" de Paz Corona - Les Mangroves (Distribution)
Capture d'écran de "Santiago 1973-2019" de Paz Corona - Les Mangroves (Distribution)
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A l'occasion de festival du court-métrage de Clermont-Ferrand, le sociologue Fabien Jobard est au micro de Marie Sorbier pour analyser la récurrence du motif de la confrontation avec les forces de l'ordre dans les films sélectionnés au festival, comme "Santiago 1973-2019" de Paz Corona.

Avec
  • Fabien Jobard Sociologue, directeur de recherche au CNRS, travaille au CESDIP, Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales

Le Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, qui se tient jusqu'au 6 février 2021 , propose 213 films venus du monde entier, parmi lesquels 153 films composent les trois compétitions internationale, nationale et Labo. Le court-métrage documentaire Santiago 1973-2019, réalisé par l'artiste et psychanalyste chilienne Paz Corona se construit autour du motif de l'émeute et la confrontation du peuple avec les forces de l'ordre. Le sociologue et directeur de recherche au CNRS Fabien Jobard, qui travaille notamment sur les représentations de la violence dans des ouvrages comme Politique du désordre (Seuil), est au micro de Marie Sorbier pour expliquer la récurrence de ce motif.

Un rituel symbolique et historique

Les forces de l'ordre qui se présentent devant un cortège de manifestants ou un rassemblement ont deux fonctions. Il s'agit premièrement d'assurer l'ordre public et la sécurité, y compris celle des manifestants, qui peuvent être pris à partie par des contre-manifestants, ou menacés par des véhicules souhaitant contester la suspension de la circulation. Mais il s'agit également d'incarner un ordre symbolique : celui de l'Etat. Dans la mesure où la plupart des manifestations prennent pour objet la puissance publique, elles recherchent la confrontation avec les forces de l'ordre, souvent de manière extrêmement ritualisée et symbolisée, précise Fabien Jobard.

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Le jeu de l'affrontement avec les forces de l'ordre fait partie de la manifestation et du processus de visibilisation du grief exprimé envers l'Etat. Bien souvent, cette confrontation est symbolique : on jette des objets sur les forces de l'ordre en sachant qu'on a peu de chances de les blesser, surtout aujourd'hui où chaque officier porte environ 15 kilogrammes d'équipement sur lui. Néanmoins, dans un certain nombre de pays comme le Chili, la tradition entend que les forces de l'ordre sortent très vite les armes à feu. La confrontation est alors moins symbolique que réelle, avec les dommages physiques et humains qui s'ensuivent.            
Fabien Jobard 

Pour le sociologue, la manifestation constitue une forme de rébellion universelle plus que culturelle. L'affrontement militaire et le lieu chargé historiquement qu'est le champ de bataille, là où deux forces se font face, sont des éléments qui rejouent des batailles épiques du peuple contre le titulaire du pouvoir. Par exemple, la prise de la Bastille (1789), ou bien la Guerre des Paysans en Allemagne (1524-1526). Par ailleurs, les manifestations empruntent une forme symbolique aux processions et défilés religieux, du moins dans le monde chrétien, où cette forme trouve sa source dans le Nouveau Testament avec l'itinéraire de la Passion du Christ et de ses étapes.

Il y a deux sources historiques très fortes, au moins dans le monde occidental baigné de culture chrétienne : la guerre et la procession liturgique.            
Fabien Jobard

L'esthétique des scènes montées dans le court-métrage documentaire Santiago 1973-2019 de Paz Corona, tourné au Chili, rappelle celle des images du documentaire de David Dufresne Un pays qui se tient sage (dans lequel intervient Fabien Jobard). Des images qui forment une confrontation frappante entre l'exaltation de la force du groupe, du sentiment d'être ensemble dans une manifestation, et des scènes d'une grande violence, montrant des blessés et des exécutions.

Les moments de violence que peut générer une manifestation sont paradoxalement des moments de réaffirmation et de cohésion du groupe manifestant. Ceux qui manifestent recherchent toujours deux choses : la mise au défi symbolique de leur cible (le titulaire du pouvoir), et l'affirmation en tant que groupe.            
Fabien Jobard

Affaire en cours
7 min

Cette affirmation du groupe peut éventuellement être hiérarchisée, ajoute Fabien Jobard. L'ordre réglé des différents groupes prenant part à un cortège, notamment depuis les fêtes révolutionnaires françaises, manifeste une hiérarchie des diverses parties prenantes au sein même du groupe manifestant. Si la manifestation tend autant que possible à une unité et à une cohésion fortes, ses participants ne sont pas nécessairement animés par les mêmes griefs et revendications. La désignation d'un ennemi commun contribue alors à souder le groupe. 

La psychologie des foules, sur laquelle travaillent certaines forces de police, insiste sur le fait qu'il ne faut surtout pas contribuer à accroître les effets de cohésion du groupe par l'usage de la force, notamment si celle-ci est perçue comme illégitime.            
Fabien Jobard

Il y a bien un jeu de pouvoir entre les manifestants d'un côté et les pouvoirs publics de l'autre, dans la provocation à l'usage de la force et dans l'abus de la force, ou au contraire, dans la retenue de la force. D'un côté, l'essentiel est de rechercher la cohésion. De l'autre, c'est d'éviter que cette cohésion des manifestants soit victorieuse.          
Fabien Jobard

Le court métrage de Paz Corona, comme tous les autres programmés à Clermont-Ferrand, sont à voir sur le site du festival

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