Que peut la science fiction pour la politique ? Alors que le ministère des Armées s'est doté d'une équipe d'auteurs de science fiction appelée la "Red Team", le politiste Yannick Rumpala revient sur la manière dont la science fiction peut anticiper les conséquences des choix politiques.
- Yannick Rumpala Maître de conférences en science politique à l'université de Côte d’Azur, et directeur de l’équipe de recherche sur les mutations de l’Europe et de ses sociétés (ERMES)
Placée sous l'égide de l'Agence de l'innovation de défense, en coopération avec l'Etat-major des armées, la Direction générale des armements et la Direction générale des relations internationales et de la stratégie, la Red Team est une équipe d'auteurs et scénaristes de science fiction qui a pour but d'imaginer les menaces pouvant mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d'anticiper les aspects futurs de la technologie, de l'économie, de la société et de l'environnement qui pourraient engendrer des conflits à l'horizon 2030-2060. À noter qu'une partie de ces travaux est confidentielle. Au micro de Marie Sorbier, l'enseignant-chercheur en sciences politiques à l'Université de Nice Yannick Rumpala revient sur les apports de la science fiction pour la fabrique des politiques publiques.
La science fiction permet de décaler le regard de manière temporelle et spatiale à la fois. C'est ce que cherchent plusieurs responsables politiques : introduire des hypothèses que les habitudes conventionnelles n'auraient pas permises à première vue.
Yannick RumpalaPublicité
Sortir des schémas habituels
La science fiction permet de penser des risques que les cadres traditionnels de la prospective peinent à intégrer. Par exemple, aux Etats-Unis, le secteur militaire avait déjà mobilisé des auteurs de science fiction pour anticiper une réponse armée à une éventuelle invasion par des zombies. Aussi invraisemblable que puisse paraître ce scénario, l'hypothèse de l'Etat-major américain était qu'en cas d'invasion zombie, le comportement des populations pourrait être similaire à celui observé lors d'autres situations de force majeure, y compris une crise pandémique.
Les deux premiers scénarios signés par la Red Team sont disponibles en ligne, avec un thème intitulé "Les nouveaux pirates". Le premier scénario imagine la création d'une nouvelle nation pirate liée au changement climatique, et le second explore le hacking des implants neuronaux comme faiblesse de la numérisation du monde. Ces récits, qui peuvent permettre de problématiser autrement notre présent, reflètent des hypothèses souvent exploitées par la littérature de science fiction, précise Yannick Rumpala. Par exemple, Les Mailles du réseau de Bruce Sterling décrit un Etat-pirate développant des paradis fiscaux où les données numériques forment la valeur échangée et stockée. Quant au piratage des implants neuronaux, la série d'animation Ghost in the Shell SAC_2045 dépeint un monde où les individus sont dotés de cyber-cerveaux qui sont piratés par des entités méconnues.
L'imaginaire est brassé, recyclé, remis en circulation sous des formes relativement nouvelles. Les hypothèses de la Red Team ne sont pas particulièrement originales, mais ce qui est intéressant, c'est la manière dont ces récits sont utilisés par des entités publiques pour penser des enjeux que les administrations ont du mal à envisager.
Yannick Rumpala
C'est la manifestation d'un besoin, où l'époque demande de sortir des formes conventionnelles qui nous empêchent de penser. Il existe plusieurs enjeux qui ne peuvent plus être pensés au présent, qui nous obligent à décaler et à réfléchir en amont.
Yannick Rumpala
Prise de risque
Dans son livre Hors des décombres du monde : écologie, science-fiction et éthique du futur, Yannick Rumpala analyse la science fiction comme une forme d'éthique des conséquences, obligeant à penser et anticiper les conséquences des choix et trajectoires technologiques pris par nos sociétés. Un rôle d'élargissement de notre pensée que le ministère des Armées semble avoir, avec la Red Team, donné à des artistes. Peut-être parce que les artistes présentent certains avantages par rapports à des spécialistes issus de disciplines plus installées et conventionnelles.
Les artistes prennent des risques, ils n'ont pas peur d'avancer des idées qui peuvent paraître farfelues. De plus, ils construisent des récits et des décors. On voit leurs hypothèses fonctionner de manière très concrète, alors que la prospective donne des scénarios froids, où n'apparaît pas le comportement des acteurs impliqués dans une situation.
Yannick Rumpala
La science fiction place les hypothèses dans des situations concrètes, où l'on voit les dilemmes moraux auxquels font face les acteurs, les réactions que les autorités publiques doivent envisager.
Yannick Rumpala
Lire, anticiper, se préparer
Intégrer des auteurs de science fiction au sein même d'un ministère, une façon pour le gouvernement d'indiquer que le monde d'après est en approche ? Quoiqu'il en soit, face à un sentiment diffus produit par un avenir incertain et l'impression que les changements s'opèrent plus rapidement et radicalement qu'auparavant, mieux vaut avoir un coup d'avance. Se préparer et anticiper des enjeux qui risqueraient de déborder nos sociétés, voilà une des leçons à tirer de la pandémie.
Ce qui est perturbant, c'est que la science fiction nous préparait déjà à des enjeux comme ceux de la pandémie, à la fois quant à la réaction des populations et quant aux réponses potentielles de la part des autorités publiques.
Yannick Rumpala
Ainsi, Yannick Rumpala regrette que citoyens et gouvernants ne soient pas plus nombreux à avoir lu un roman de science fiction de Jean-Michel Truong intitulé Le Successeur de pierre (1999). Ce récit décrit une société post-apocalyptique en se penchant sur la manière dont les institutions publiques gèrent une telle situation. L'hypothèse de Truong est que la population est confinée dans des containers empilés sous la forme de plusieurs gigantesques pyramides qui sont connectées entre elles. Une transposition qui, aussi exagérée et extrême qu'elle soit, va non sans rappeler notre isolement actuel, où les containers seraient les appartements, les pyramides les métropoles, et le seul lien restant la connexion informatique. Une situation que Truong nomme dans son roman "Le Grand enfermement", où toutes les décisions sont négociées par des experts et des politiciens avant d'être prises au nom de la collectivité... Mieux encore, ce récit d'anticipation décrit les inégalités qui se développent entre des individus totalement enfermés, et une partie de la population dont on s'aperçoit qu'elle profite de certains avantages lui permettant de pouvoir circuler et de maintenir une forme de vie sociale.
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