Que sont les NFT (Non-Fungible Tokens) et en quoi révolutionnent-ils le monde de l'art ? Au micro de Marie Sorbier, la chercheuse et curatrice d'exposition Aude Launay apporte un éclairage sur ce croisement entre technologie et art contemporain.
- Aude Launay Chercheuse, autrice et curatrice indépendante
Les titres de propriété virtuels d'oeuvres d'art transforment le lien qui existait entre les artistes et les collectionneurs. Les maisons de vente ont bien saisi que ce phénomène allait leur permettre de toucher des nouveaux acheteurs. Le Monde rapporte les propos du directeur général de Sotheby's pour l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique, Sebastian Fahey : "Les NFT constituent l'innovation la plus influente et excitante qu'ait connu le monde de l'art ces dix dernières années". A quoi correspondent ces NFT ? Qu'ont-ils à voir avec le monde de l'art ? Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, mais aussi l'artiste Banksy ont décidé de vendre leurs oeuvres sous forme de NFT, c'est-à-dire de jetons non-fongibles. Pour tenter d'y voir plus clair, la chercheuse, autrice et curatrice indépendante Aude Launay est au micro de Marie Sorbier. Ses recherches, ces dernières années, se sont concentrées sur les prises de décision décentralisées par le biais de processus algorithmiques et de blockchain dans le domaine de l'art. Est-ce ce nouveau marché des œuvres virtuelles échangées en ligne qu'on nomme crypto-art ?
Autant qu'il n'est pas certain que Jack Dorsey considère son premier tweet, mis en vente sous forme de NFT, comme une oeuvre d'art, il faut rappeler que les NFT n'ont rien de nouveau. Comme l'affirme Aude Launay, c'est la popularité de leur concept qui l'est. "NFT" est l'acronyme de token non-fongible. En français, le terme "token" peut se traduire par "jeton", même si cela peut prêter à confusion, selon la chercheuse, car si un jeton renvoie à un objet anodin, les NFT sont des objets en passe de bouleverser l'économie dans son ensemble.
Un NFT est une représentation d'objets et de relations. Il peut s'agir de relations de propriété ou d'identité, mais aussi de droits d'accès, d'usage ou de vote. Ces jetons non-fongibles sont plus communs qu'on ne le pense, précise Aude Launay : les tickets de bus, le permis de conduire, une carte d'abonnement à une salle de sport, les billets de banque sont tant d'exemples de tokens qui existent sous forme physique.
Dans le monde numérique, un bitcoin est un token qui représente une certaine information à laquelle est attribuée une certaine valeur. De même qu'un ticket de bus ou qu'un billet de banque, le bitcoin est un token fongible, c'est-à-dire interchangeable. En d'autres termes, si un bitcoin est prêté à quelqu'un et rendu plus tard, il ne s'agira probablement pas du même bitcoin.
Un bitcoin est aussi un token crypotgaphique : il est émis et enregistré sur une blockchain, ce qui garantit la possibilité de l'utiliser comme monnaie. Sur une blockchain, toutes les transactions effectuées peuvent être inscrites, répertoriées et enregistrées. Cela permet d'empêcher qu'un même bitcoin soit dépensé deux fois. Ainsi, un bitcoin est un objet numérique et transférable, mais pas duplicable. A l'inverse, les token non-fongibles ne sont pas interchangeables comme le bitcoin ou un ticket de métro.
Si je vous prête un dessin de Picasso, je m'attends à ce que ce soit le même dessin que vous me rendiez. C'était une des grandes questions à l'époque des prémices du bitcoin : peut-on appliquer ses principes d'identification et de traçabilité à des objets du monde physique ? C'est là qu'apparaissent les NFT.
Aude Launay
Si le concept de Bitcoin a été dévoilé en 2008, il résulte de nombreuses années de recherches menées par les cryptographes et les programmeurs de la communauté cypherpunk (groupe informel de personnes intéressées par la cryptographie dont l'objectif est d'assurer le respect de la vie privée par l'utilisation proactive de cette technologie). En 1993, l'idée précurseuse du NFT apparaît chez le cryptographe Hal Finney, célèbre pour avoir reçu la toute première transaction en bitcoins. En 2012, l'idée d'associer des informations à des droits de propriété comme les bitcoins commence à prendre forme. En 2015, les premiers NFT apparaissent sur la blockchain de Bitcoin, puis sur celle d'Ethereum, une autre crypto-monnaie. Il s'agit alors principalement de ressources de jeux vidéos ou de mèmes à collectionner. En 2017, les Cryptokitties, un jeu d'images de chatons à collectionner, constituent la première application à succès des NFT, saturant en quelques jours le marché de l'ethereum d'importantes spéculations financières.
Si les crypto-kitties sont en quelque sorte des vignettes Panini ou des cartes Pokémon améliorés, le principe même des NFT est en train de révolutionner le marché de l'art. C'est l'économie des créateurs dans son ensemble, et même l'économie toute entière, que les NFT ont la puissance de transformer.
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Les NFT ont gagné l'attention médiatique en raison des chiffres de vente insensés qu'ils génèrent. C'est exactement comme pour l'art contemporain : on en entend parler lorsqu'il est question de ventes records ou de scandales, mais on parle moins souvent de contenu.
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Le designer Beeple produit depuis 13 années un dessin numérique par jour, qu'il publie gratuitement sur Instagram. La collection de ces images agrégées en une seule a été vendue par la maison de vente Christie's pour 69,3 millions de dollars le 11 mars 2021. L'acheteur, qui se fait appeler Metakovan, avait déjà investi dans une vingtaine d'oeuvres de Beeple en décembre 2020 à hauteur de 2 millions de dollars, avant de les tokeniser, c'est-à-dire de les lier à des actifs financiers et d'en mettre une partie en vente, comme on le ferait pour les actions d'une entreprise. Suite à la vente à 69,3 millions de dollars, les tokens de Beeple ont vu leur valeur initiale augmenter de plus de 40%.
Ce type d'événement ne révolutionne pas du tout le marché de l'art ni l'économie car c'est déjà à peu près comme cela que ça fonctionne. Ce qui est intéressant avec le phénomène NFT, c'est la démocratisation de la marchandisation et de la financiarisation de l'art.
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Quand on achète un NFT, bien qu'il soit lié à une oeuvre d'art, on achète seulement un NFT, pas une oeuvre d'art. La propriété intellectuelle de l'oeuvre liée au NFT n'est pas cédée avec la vente du NFT, hormis accord particulier spécifique.
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Pour aller plus loin :
- Aude Launay, Tokeniser pour mieux régner ?, dans L’art et l’argent, JP Cometti & N Quintane, éditions Amsterdam, parution le 11 juin 2021 -> http://www.editionsamsterdam.fr/lart-et-largent-2/
- Aude Launay Ce que la tokenisation fait à l’art, dans The Great Offshore, RYBN, éditions UV, paru le 5 mai 2021 -> http://uveditions.com/the-great-offshore-art-argent-gouvernance-souverainete-colonialisme/
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