"Pour une femme, se nourrir est un art de combat"

Une litographie représentant Gargamelle et son mari, les parents du Gargantua de Rabelais.
Une litographie représentant Gargamelle et son mari, les parents du Gargantua de Rabelais. ©Getty
Une litographie représentant Gargamelle et son mari, les parents du Gargantua de Rabelais. ©Getty
Une litographie représentant Gargamelle et son mari, les parents du Gargantua de Rabelais. ©Getty
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Faim d'ogresse ou appétit d'oiseau, en littérature, pour les femmes, se nourrir est un art de combat. Suite à la parution de la revue des révolutions féministes "La Déferlante", l'autrice Estelle Benazet Heugenhauser explique comment les fictions construisent le rapport des femmes à la nourriture.

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  • Estelle Benazet Heugenhauser Autrice

Dans la littérature, les rapports des femmes avec la nourriture révèlent des relations de domination et de patriarcat. A l’occasion de la parution de la revue trimestrielle des révolutions féministes La Déferlante, l'autrice Estelle Benazet Heugenhauser revient au micro de Marie Sorbier sur l'article qu'elle y a publié, dans le dossier intitulé "Le genre passe à table". Ses recherches artistiques et  littéraires, qui portent autour de la figure de "l’affamée", interrogent notamment la manière dont les fictions ont construit un contrôle de la nourriture et de l’appétit des femmes. 

L'article d'Estelle Benazet Heugenhauser publié dans La Déferlante s'intitule "Les femmes qui mangent sont dangereuses". Le point de départ de la réflexion de l'autrice est de constater chez les femmes l'expression d'un même désir : "J'ai faim". 

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J'imaginais que les femmes étaient un peuple d'affamées, car j'avais l'impression de les voir, qu'elles soient rassemblées ou éloignées les unes des autres, dire "J'ai faim". Les affamées sont des femmes qui retiennent leur désir et semblent dangereuses dans la mesure où le patriarcat essaye de et parvient à contrôler leur appétit et leur nutrition.              
Estelle Benazet Heugenhauser

Chez Rabelais, la mère de Gargantua, Gargamelle, se goinfre de tonneaux de tripes, ce qui lui vaut d'être décrite comme "mamalement scandaleuse" et de voir son mari lui ordonner d'arrêter de s'empifrer. Chez Nabokov, le regard du narrateur Humbert Humbert sur Lolita qui grignote donne le sentiment que la jeune fille est capable d'être dangereuse. Estelle Benazet Heugenhauser relève également cette assimilation entre dangerosité et nourriture chez les personnages féminins dans la figure de Victoire, la grand-mère de la romancière Maryse Condé.  

Elle cuisine et goûte le plat avant que les autres le mangent. Elle trouve sa puissance dans cette action, dans le fait de déjà habiter le corps des autres. Quand on fait la cuisine pour quelqu'un, goûter en léchant la cuillère et remettre la cuillère dans le plat, c'est en vue d'habiter le corps des autres.              
Estelle Benazet Heugenhauser

En se penchant principalement sur les oeuvres littéraires, Estelle Benazet Heugenhauser observe des associations typiques, comme celles qui existent entre les hommes et le fait de manger de la viande, ou bien entre les femmes et le fait de faire un régime. L'autrice affirme qu'afin de déconstruire de tels schémas, il est nécessaire de se réapproprier les histoires des affamées. C'est ce qu'elle tente de faire à partir de sa propre création littéraire, comme dans Bêcher son visage (La Chambre verte, 2020) où elle dit mettre en place une collection d'affamées. 

Je me suis rendu compte que, dans mes textes, les scènes de repas et celles se déroulant dans la cuisine étaient un lieu de désordre et de latence.              
Estelle Benazet Heugenhauser

Dans la nouvelle Bêcher son visage, récit de l'arrivée de Sara dans un village où elle doit s'occuper d'un enfant, inspiré du film de Lucrecia Martel La Ciénaga, le sentiment que la violence peut surgir à tout moment transparaît, explique l'autrice : "Les gobelets trinquent à côté de la glacière. Les sandwiches de papa sont déjà mous. L'oreille passe d'un présent à un autre. Le petit boirait la tasse, elle ne l'entendrait pas. La pastèque a un goût de crème solaire". 

J'ai commencé à chercher et collectionner les affamées, et me suis aperçue qu'il y avait partout des femmes qui retenaient leur désir. Il suffit d'adapter son regard pour voir ces affamées. Par sa force de représentation, l'art peut nous aider à voir autrement.              
Estelle Benazet Heugenhauser

8 min

Dans son article "Les femmes qui mangent sont dangereuses", Estelle Benazet Heugenhauser dit que, pour une femme, se nourrir est un art de combat. Une pensée vers laquelle l'autrice a été amenée par la lecture des Guerrières de Monique Wittig, où cette dernière met en place une communauté composée exclusivement de femmes. Dans ce récit, Monique Wittig reprend le mythe biblique d'Eve, une femme immédiatement condamnée après avoir croqué dans une pomme, pour en donner une contre-lecture : manger, c'est découvrir le monde, c'est accéder à la connaissance. 

Ce texte de Monique Wittig constitue un exemple de la fiction comme outil de libération. La rencontre entre le lecteur et le personnage d'un récit, estime Estelle Benazet Heugenhauser, est un moment de dépassement de la solitude, du ressenti de l'existence d'une communauté. 

Des figures comme celles des affamées, qui nous touchent et dans lesquelles on se retrouve, nous permettent de se dire qu'on n'est pas seul. Il y a beaucoup d'autres femmes affamées, c'est un peuple qui nous entoure dans les films, les livres et dans la vie. Si on fait partie de ce peuple, il est temps de le dire.              
Estelle Benazet Heugenhauser

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