"Prétendre que l’accès à la culture est empêché, c’est faux"

Nicolas Bouchaud interprète le dramaturge Heiner Müller dans « Le Grand inquisiteur » de Sylvain Creusevault au Théâtre de l’Odéon
Nicolas Bouchaud interprète le dramaturge Heiner Müller dans « Le Grand inquisiteur » de Sylvain Creusevault au Théâtre de l’Odéon - Simon Gosselin
Nicolas Bouchaud interprète le dramaturge Heiner Müller dans « Le Grand inquisiteur » de Sylvain Creusevault au Théâtre de l’Odéon - Simon Gosselin
Nicolas Bouchaud interprète le dramaturge Heiner Müller dans « Le Grand inquisiteur » de Sylvain Creusevault au Théâtre de l’Odéon - Simon Gosselin
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La crise sanitaire peut-elle nous servir à penser autrement notre rapport aux oeuvres ? Suite à la parution de son article sur le média en ligne Lundi Matin, l'auteur et metteur en scène Thibaud Croisy remet en question au micro de Marie Sorbier notre approche rituelle de la culture.

Et si la crise sanitaire pouvait nous servir à penser différemment notre rapport aux oeuvres ? L'idée n'est pas nouvelle, mais elle fait son chemin. Lundi 29 mars, l'auteur et metteur en scène Thibaud Croisy a publié dans le média en ligne Lundi Matin un texte intitulé "Seul face à l'art, entre les ruines de la culture", dans lequel il remet en question notre approche rituelle de la culture et nos habitudes percutées par la pandémie. Interrogeant les motivations de ceux qui dénoncent la fermeture des lieux de culture, il affirme que ce sont les moments de sociabilité qui sont réellement regrettés, et non les oeuvres d'art elles-mêmes. 

S'il n'est pas hors de propos, selon Thibaud Croisy, de dénoncer la fermeture des lieux de culture, l'auteur et metteur en scène s'interroge sur la manière dont nous pouvons dépasser le stade de la plainte et de la revendication. Inspiré par les idées du psychanalyste François Roustang déployées dans son ouvrage La Fin de la plainte (Odile Jacob, 2001), l'enjeu est pour lui de nommer les expériences culturelles que nous aimerions retrouver plutôt que de s'en tenir à militer pour la réouverture. 

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Il serait bon d'arrêter de se plaindre et de passer à autre chose. Les mouvements pour la réouverture s'inscrivent dans une époque d'"hashtaguisation" des esprits, où les mots d'ordre et les hashtags se confondent. Certes, un certain nombre de pratiques culturelles sont empêchées, mais l'accès à la culture existe encore.                      
Thibaud Croisy

En dehors du théâtre, de la danse et du cinéma, il y a d'autres oeuvres. On peut encore lire un livre ou écouter de la musique. Un enregistrement musical n'est pas comparable avec l'expérience du concert, mais cela reste une oeuvre. Prétendre que l'accès à la culture est empêché, c'est faux.                      
Thibaud Croisy

Pour Thibaud Croisy,la situation actuelle n'est pas celle d'un empêchement de l'accès à l'art, mais celle d'une perte de vitesse de la machine culturelle. Cette machine a pour objectif de continuer de tourner sans interruption. Ce raisonnement s'applique également à une radio comme France Culture, dont il décrie la place minoritaire accordée à la création culturelle. 

Il s'agit avant tout pour lui d'établir une distinction entre l'art et la création d'une part, et la culture d'autre part. Si certaines machines culturelles, notamment les institutions théâtrales et muséales, subissent aujourd'hui un fonctionnement au ralenti, il faudrait alors s'intéresser à ce que ce ralentissement peut produire. 

La réception des oeuvres change, évidemment. Mais nous vivons quelque chose d'inédit : nous sommes seuls face à l'art, nous ne pouvons être face à des oeuvres qui ne peuvent être pratiquées qu'individuellement. Je pense notamment à la lecture : quand on lit un livre, on est seul, ce n'est pas une activité mondaine.                      
Thibaud Croisy

Il faut se débarrasser de la machine culturelle désactivée comme prothèse afin de se réinterroger sur nos pratiques, de déterminer quelles pratiques nous avions par défaut, ou par ennui, sans qu'elles nous intéressent réellement. Cette situation permet de faire des choix.                      
Thibaud Croisy

Loin de décrire la situation actuelle comme une chance, Thibaud Croisy souhaite néanmoins modifier la perception que nous en avons, opérer un changement de regard. Son texte paru dans Lundi Matin reprend une interview de 1995 du dramaturge allemand Heiner Müller, qui fut également directeur de théâtre : « Lors d’une conférence intitulée « Pourquoi le théâtre ? », ce dernier disait d’ailleurs que « la seule possibilité de trouver une réponse [à cette question] serait de fermer tous les théâtres au monde pendant toute une année ». « On pourrait continuer à payer les gens », disait-il, « mais pendant une année, il n’y aurait pas de théâtre. Ensuite, on saura peut-être pourquoi le théâtre. On verra ce qui aura manqué, si ça a manqué. Il peut arriver au terme de cette année que les gens se soient habitués et que ça marche aussi sans théâtre » »

Heiner Müller a la clairvoyance de douter, de se dire que peut-être, finalement, ça marchera sans. Marguerite Duras disait qu'un militant, c'est quelqu'un qui ne doute pas. Il y a des moments où il est intéressant de douter des pratiques qui sont au coeur de nos existences. C'est cela qui permet de les regarder différemment.                      
Thibaud Croisy

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