Edgar Morin : "Les artistes sont toujours possédés"

Edgar Morin
Edgar Morin ©Getty - Ulf Andersen
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Edgar Morin, philosophe et sociologue qui a marqué sa génération et les suivantes, était au Festival Film Villa Médicis à Rome où il a donné une conférence sur le thème : “Pourquoi j’aime le cinéma”. Cette émission en propose des extraits, ainsi qu'un entretien inédit au micro d’Arnaud Laporte.

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En cette veille de réveillon du Nouvel An, une émission en tous points exceptionnelle. Au mois de septembre dernier avait lieu la première édition du Festival Film Villa Médicis, à Rome. A cette occasion, le directeur de la Villa, Sam Stourdzé, avait convié Edgar Morin à donner une conférence sur le thème : “Pourquoi j’aime le cinéma”. De larges extraits de cette conférence sont proposés dans la deuxième partie de cette émission, mais avant cela, nous vous proposons en première partie d’émission d’écouter un entretien avec le sociologue et philosophe qui, à 100 ans passés, n’a rien perdu de ses enthousiasmes.

Le bonheur

Dans Chronique d'un été, tourné avec Jean Rouch en 1960, Marceline Loridan interroge des Parisiens au hasard des rues en plein mois d'août en leur demandant s'ils sont heureux. Quand on lui retourne la question, Edgar Morin répond que  l’idée d’une vie heureuse lui est tout à fait étrangère :  "J’ai connu des périodes de bonheur, de plénitude, à la fois dans mes rapports affectifs, dans mes rapports avec autrui et avec le monde mais je sais que le bonheur est fragile parce que les personnes peuvent se séparer, ou mourir. Tous les bonheurs que j’ai connus ont eu une fin mais d’autres sont survenus. La vie n'est pas faite seulement d'une succession de peines et de moments heureux mais parfois d’une dialectique curieuse qui fait que le malheur peut provoquer le bonheur. Pour moi par exemple, le plus grand malheur de ma vie a été la perte de ma mère quand j’avais dix ans. Mais ce vide affreux m’a amené à aller vers la culture, notamment vers le livre et le cinéma. Et a fait naître en moi un besoin de tendresse, d’affection, d’amitié qui m’a donné l’occasion d’avoir des amours. Autrement dit, ce malheur initial fut une source de bonheurs."

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Les Nuits de France Culture
1h 05

La transe de la création

Dans La Méthode, son ouvrage qu'il considère comme l'un de ses plus importants, Edgar Morin évoque la transe qui le saisit lors de l'écriture, qu'il n'hésite pas à qualifier d'état de "semi-possession" et qu'il décrit à l'œuvre également chez Beethoven ou chez Dostoïevski. Au cours de cet entretien, il revient sur cette expérience : "A un moment donné, on obéit à quelque chose qui vient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, qui vous dicte quoi écrire. Pour La Méthode, j’étais sommé d’obéir à une injonction d’une force inouïe. Je pense que comme tout grand écrivain, Balzac était dans un état de possession quand il écrivait La Comédie humaine*. Lui se faisait aider par le café, d’autres par la cocaïne. Moi je me suis fait aider par le sentiment profond d’accomplir une mission. Je suis un peu comme l’araignée qui sort un fil d’elle-même pour faire sa toile sans savoir exactement ce qu’elle fait. Cet état de possession je le vois comme un état de super conscience. Après, vient une deuxième conscience qui permet de voir ce qu’on a écrit, de se corriger. Je pense que pour toute création, depuis les peintures rupestres de Lascaux et d’ailleurs jusqu’aux œuvres d’art d’aujourd’hui, les artistes ont toujours été possédés*."

Cinéphilie

Edgar Morin a été l'un des premiers sociologues à prendre au sérieux des phénomènes comme la rumeur, la télévision ou la chanson, et à s'intéresser à la jeunesse, qu'il a contribué à définir comme une classe d'âge et non pas comme une classe sociale. Au cours de cet entretien, il confie que ce n'est pas sa culture universitaire qui l'a rendu capable de forger des concepts nouveaux... mais sa cinéphilie. "Dans les années 1960 est apparue une classe d’âge adolescente avec sa culture, ses musiques, ses rites, sa façon de s’habiller, son langage mais à l’époque, les sociologues ne connaissaient que les classes sociales et ce qui m'intéressait leur semblait dérisoire. Mais ma passion pour le cinéma m'a aidé à voir qu’avaient surgi depuis la fin des années 1950 des héros comme James Dean dans La Fureur de vivre ou Marlon Brando qui exprimaient ces aspirations et ces désirs violents de l'adolescence. C'est elle qui m’a aidé à concevoir ce phénomène de surgissement soudain de la violence dans des fêtes comme lors de la Nuit de la Nation en juin 1963, qui n’avait alors aucun instrument sociologique pour le saisir."

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Message à la jeunesse

Toujours très sensible aux aspirations qui traversent la jeunesse, et à ses revendications, Edgar Morin constate que les jeunes affrontent une grande précarité et peut sembler désemparée. Mais il constate également qu'une partie d’entre elle a fait du destin de la planète une cause vitale. Au cours de cet entretien, il évoque notamment la figure de la jeune militante suédoise Greta Thunberg, incarnation pour lui de cette jeunesse à laquelle il adresse un message :  "Je dirai aux jeunes que la cause de l’humanité est une cause formidable, difficile parce qu’il reste des obstacles inouïs à surmonter : de pensée, de superstitions, la domination des pouvoirs économiques, du calcul et du quantitatif sur toute chose. Mais essayez de réaliser cette aspiration, identifiez-vous au destin de l’humanité, comme j’ai essayé de le faire. Mais surtout essayer de vivre, pas seulement de survivre, même si vous avez des loisirs forcés à cause de la pandémie, profitez-en pour vous cultiver, essayer de voir des beaux films. Pour moi cela a été tellement important dans ma jeunesse la culture, la littérature, la poésie, le cinéma. Lancez-vous dans l’aventure de la vie et de la culture ! Sachez aussi que beaucoup de générations de jeunes se sont révoltés contre le fait d'être domestiqué par la société, de mener une vie bureaucratisée, chronométrée, déterminée de l’extérieur, et qu’ils ont exprimé cette volonté de ne pas ressembler à leurs aînés. En tant qu’adolescents vous ne devez pas l’oublier mais au contraire vous en servir."

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