Liban : un système contesté

Des étudiants participent à une manifestation contre le gouvernement à Saïda, dans le sud du Liban, le 23 octobre 2019.
Des étudiants participent à une manifestation contre le gouvernement à Saïda, dans le sud du Liban, le 23 octobre 2019. ©AFP - Mahmoud Zayyat
Des étudiants participent à une manifestation contre le gouvernement à Saïda, dans le sud du Liban, le 23 octobre 2019. ©AFP - Mahmoud Zayyat
Des étudiants participent à une manifestation contre le gouvernement à Saïda, dans le sud du Liban, le 23 octobre 2019. ©AFP - Mahmoud Zayyat
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Inédite contestation au pays du Cèdre. L'annonce d'une taxe sur les appels passés via WhatsApp, le 17 octobre, a été le déclencheur de vastes manifestations. Malgré la décision du gouvernement de Saad Hariri d'annuler cet impôt, la protestation continue et vise l'ensemble du système politique.

Avec
  • Eric Verdeil Chercheur au CERI (CEntre de Recherches Internationales), enseignant à l’Ecole urbaine de Sciences-Po.
  • Karim Emile Bitar Professeur à l'Ecole normale supérieure de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, spécialiste du Proche et Moyen-Orient.
  • Carla Eddé chef du Département d’Histoire – Relations internationales, Faculté des lettres et des sciences humaines, Université Saint-Joseph, et membre du Comité scientifique du Musée de Beyrouth
  • Aurélie Daher Enseignante-chercheuse à Paris-Dauphine et à Sciences Po Paris

"Personne ne comprendrait qu’après une insurrection aussi profonde et unitaire – des scènes de fraternisation avec les soldats dépêchés pour ramener l’ordre sont observées –, le pays, désormais réconcilié avec lui-même, redevienne comme avant". L' éditorial du journal Le Monde, paru vendredi 25 octobre, se termine sur ces mots, impensables il y a encore une semaine, pour indiquer ce que représente l'inédite "insurrection" en cours au Liban. Une situation qui laisse pantois un gouvernement vu comme une caste par la population, selon Carla Eddé, historienne, professeure et vice-rectrice à l’ Université St Joseph de Beyrouth.

Il y a une démission du gouvernement car seuls les intérêts à court terme prévalent. La classe politique essaie de grignoter ce qui lui reste. La gangrène s’est installée à la fin de la guerre et n’a fait que se répandre depuis. Le minimum pour les citoyens n’est pas assuré.

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Comme souvent dans les mouvements sociaux, tout démarre par une annonce impopulaire, une proposition qui flambe comme l'étincelle et pousse une partie de la population à sortir dans la rue. Au soir du 17 octobre, le chef du gouvernement, Saad Hariri, décrète une prochaine taxe sur les appels passés par l'application WhatsApp. Le soir même et surtout le lendemain, des milliers de Libanais protestent contre cet énième effort demandé à une population qui souffre déjà du chômage et des défaillances des systèmes de distribution d'eau, de gaz et d'électricité. Les jeunes sont particulièrement victimes de ces choix politiques, comme le souligne Eric Verdeil, professeur de géographie et études urbaines à Sciences Po Paris, chercheur au Centre d'études des relations internationales (CERI), coordinateur avec Ghaleb Faour et Mouin Hamzé d’un “Atlas du Liban : les nouveaux défis” ( Institut Français du Proche-Orient, 2016) : 

La reconstruction économique, cette période qui a commencé à partir de 1990, a été portée largement sur le secteur financier et bancaire. Ces investissements ont profité aux élites libanaises, à la diaspora qui investit, notamment dans l'immobilier, mais pas à la jeunesse. L’absence de transports collectifs provoquent aussi d’énormes blocages au centre-ville, et posent de nombreux problèmes à cette tranche de la population, tentée de partir du pays.

C'est la plus grande manifestation au Liban depuis les mobilisations contre la mauvaise gestion des déchets, en 2015. Hamdam Mostafavi, rédactrice en chef du Courrier international, dresse le portrait des acteurs politiques principaux du Liban : 

La chronique du Courrier International

"Les portes de la scène politique lui avaient été ouvertes par l’assassinat de  son père, le premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, rappelle le quotidien ilbanais Al-Modon​ . Agé de 49 ans, Saad Hariri, musulman sunnite a occupé le pouvoir une première fois entre 2009 et 2011 puis à nouveau  depuis 2016. Le Premier ministre libanais est aussi de nationalité saoudienne,  il est né à Riyad et jusqu’en 2005 il dirigeait l’entreprise familiale Saudi Oger,  qui a fait faillite depuis. Il est régulièrement accusé d’être totalement inféodé à  l’Arabie saoudite, comme dans cet épisode assez fou de 2017 où il avait  annoncé en direct sa démission depuis l’Arabie saoudite avant de rentrer au  Liban et de se rétracter quelques semaines plus tard. Ces dernières semaines, la presse libanaise faisait ses choux gras des révélations du ​New York Times​ selon lesquelles Saad Hariri avait payé 16 millions de dollars à une mannequin sudafricaine, une somme astronomique, et d’autant plus dans le contexte libanais. Le journal​ Al-Modon écrivait alors:  “il réveille en nous la haine de classe”.  Au Liban, chaque communauté à un rôle politique, et si Saad Hariri  représente les musulmans sunnites, la présidence revient aux chrétiens  maronites par le biais de Michel Aoun, âgé de 84 ans, très critiqué ces derniers jours car comme le ​note l’Orient- Le jour ​ : “c’est au huitième jour du mouvement contestataire que le président a choisi de briser son silence, avec un discours préenregistré ne correspondant ni à la gravité de la situation, ni  aux attentes des protestataires”. 

L’ancien général, autrefois fer de lance de la  protestation contre la présence syrienne au Liban et ayant passé des années  d’exil en France, a été élu en 2016 sur une promesse : en finir avec la  corruption et le népotisme. Une promesse qui n’a pas tenu longtemps puisque  qu’il a fait nommer son gendre Gebran Bassil, ministre des affaires  étrangères, propulsé également à la tête de son parti - c’est selon l’Orient le  jour l’homme le plus conspué par les manifestants : symbole de l’arrivisme et  de la corruption,  les Libanais dénoncent ses voyages aux frais du  contribuable, et sa tendance au communautarisme. Pour un autre journal An-Nahar,​ c’est un des principaux responsables de la crise actuelle. Et surtout sa présence bloque aujourd’hui un remaniement qui pourrait sortir au moins  temporairement le pays- et  Hariri - de l’impasse puisque ce dernier a  conscience que le seul moyen d’absorber la grogne populaire réside dans un  sérieux remaniement ministériel. Or Michel Aoun reste opposé à tout  remaniement qui exclurait son gendre.

Un autre personnage qui est devenu la cible des  manifestants, c’est le président de la Chambre des députés Nabih Berri  L’homme d’Etat de 81 ans est à la tête du Parlement depuis 1992, un record et c’est en 2018 qu’il a été réélu pour un nouveau mandat de quatre  ans, c’est le principal représentant politique de la communauté chiite, la plus  importante en nombre du pays. Proche de la Syrie, l’ancien chef de la milice  3  chiite Amal reste proche, malgré des rivalités de l’autre leader de la  communauté chiite Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah pro-iranien. Les  manifestants dénoncent son clientélisme et sa longévité au pouvoir, alors qu’il a aussi été ministre à cinq reprises entre 1984 et 1992. Comme le rapporte The Daily Star,​ face aux manifestations, il s’est inquiété du “vide politique et de l’impasse dans laquelle se trouve le pays”. Tout comme le leader du  Hezbollah, qui a appelé à conserver le gouvernement actuel d’union  nationale.  De l’autre côté de l’échiquier politique, on a une voix très critique du président Aoun et de l’exécutif, qui ne manque pas de faire entendre c’est Walid  Joumblatt, un autre héritier d’une des plus vieilles dynasties politiques  libanaises. Le chef druze âgé de 70 ans, ancien chef de milice, avait repris le  flambeau de son père assassiné en 1977. Surnommé le Caméleon pour ses incessantes manoeuvres politiques, il a perpétué la dynastie puisqu’il a légué  son siège de député à son fils Teymour. Il s’est montré extrêmement critique  de la gestion de la crise par le pouvoir et appelle à un remaniement ministériel et des élections anticipées, ​rapporte L’Orient le jour​, ses critiques l’accusant d’instrumentaliser la crise actuelle pour faire tomber le président chrétien Michel Aoun."

Dix jours plus tard, l'insurrection n'a pas cessé. Alors que ce projet de taxe a été enterré quelques heures seulement après son annonce, les Libanais restent encore soudés, malgré les différentes confessions qui caractérisaient pourtant le système politique libanais. Dans la rue, les chiites, sunnites et chrétiens demandent pacifiquement le départ de Saad Hariri, mais aussi de tout un "système", comme le confirme Karim Emile Bitar, directeur l’ Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.

Le Liban passe par une phase historique. C’est extrêmement émouvant. Des Libanais de toutes les confessions chantent l’hymne à la joie de Beethoven en bas d’une mosquée de Beyrouth ; toutes les barrières idéologiques sont en train de tomber. Une citoyenneté libanaise émerge. La peur change de camp. Mais d’énormes risques pèsent encore sur ce pays : les trois principaux partis communautaires ne veulent pas lâcher du lest. 

Jeudi 24 octobre, le discours du président Michel Aoun n'a pas convaincu les foules, laissant les castes politiques traditionnelles paralysées par cette soif d'égalité. Peu de réactions se sont fait entendre sur le plan régional, comme le pointe Aurélie Daher, spécialiste du Hezbollah, enseignante-chercheuse à Paris-Dauphine et à Sciences Po Paris, autrice de "Le Hezbollah : mobilisation et pouvoir" ( PUF, 2014). Ce sont bien les Libanais et les Libanaises qui ont leur destin entre leurs mains. 

L’Iran n’a pas fait de commentaires sur le Liban, tout comme le Hezbollah qui n’a pas mentionné ce pays allier. On reste pour l’instant dans des logiques internes au Liban, aussi car tout est à refaire puisqu’il n’y a pas de classe politique capable d'incarner le renouveau. On peut craindre d’ailleurs que les cadres actuels tentent de repousser les prochaines élections législatives. 

Avec Aurélie Daher, spécialiste du Hezbollah, enseignante-chercheuse à Paris-Dauphine et à Sciences Po Paris, autrice de "Le Hezbollah : mobilisation et pouvoir" ( PUF, 2014), Eric Verdeil, professeur de géographie et études urbaines à Sciences Po Paris, chercheur au Centre d'études des relations internationales (CERI), coordinateur avec Ghaleb Faour et Mouin Hamzé d’un “Atlas du Liban : les nouveaux défis” ( Institut Français du Proche-Orient, 2016) et au téléphone, Karim Emile Bitar, directeur l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, et Carla Eddé, cheffe du Département d’Histoire – Relations internationales, Faculté des lettres et des sciences humaines, Université Saint-Joseph.  

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