Le temps peut-il vraiment s’accélérer ? : épisode 4/4 du podcast Sommes-nous soumis au temps ?

Le temps peut-il vraiment s'accélérer ?
Le temps peut-il vraiment s'accélérer ? ©Getty - CSA Images
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À quoi est dû notre sentiment que le temps s'accélère ? Le climat d'urgence sociale, sanitaire, climatique, géopolitique est-il un facteur aggravant ? L'accélération empêche-t-elle le loisir ?

Avec
  • Jérôme Lèbre professeur de khâgne, membre du Collège international de philosophie
  • Christophe Bouton professeur de philosophie à l’Université Bordeaux Montaigne, spécialiste des questions du temps et de l’histoire dans la philosophie contemporaine

Puisque nous parlons du temps qui peut s'accélérer, le lapin d' Alice au pays des merveilles est un exemple clair : ce n'est pas le temps qui s'accélère, c'est nous qui n'arrivons pas à faire tout ce que nous avons à faire dans le temps imparti. Nous manquons de temps pour faire tout ce que nous voulons faire dans ce temps.

L'accélération du temps est, selon Christophe Bouton, "une expression elliptique qui signifie que certains phénomènes se mettent à s'accélérer : c'est une augmentation de vitesse et une augmentation des rythmes et des cadences (de la production ou du rythme des évènements). Ce sont des phénomènes dans l'Histoire qui s'accélèrent et qui sont exprimés ensuite par des formules généralisantes".

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Les penseurs de l'accélération

Daniel Halévy écrit L'Essai sur l'accélération de l'histoire en 1948. Est-ce la métamorphose de l'après-guerre (des immeubles qui poussent partout, des naissances de plus en plus importantes) qui aurait donné à l'auteur cette sensation de l'accélération de l'Histoire ? Christophe Bouton confirme que le contexte de l'après-guerre a effectivement joué. Aussi, Daniel Halévy "brosse le tableau de l'Histoire humaine à grands traits, mais souligne la césure de la Révolution Française en regrettant un peu le monde de la stabilité de l'Ancien Régime qui, pendant un millénaire, aurait eu la même religion, le même système politique. À partir de la Révolution Française et de la révolution technique se produit une accélération politique et technique. L'Histoire se serait alors emballée jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale".

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Si l'on continue à étudier les théories de l'accélération quelques années plus tard, un personnage intéressant arrive : Paul Virilio. C'est un enfant de l'après-guerre qui a connu les reconstructions architecturales. Paul Virilio, notamment dans son ouvrage Vitesse et politique (1977), s’est donné pour mission de dénoncer le danger de la vitesse : "la violence de la vitesse est devenue à la fois le lieu et la loi, le destin et la destination du monde". Il considère qu'Halévy avait parfaitement raison.

Jérôme Lèbre n’arrive pas à être d’accord avec la vision apocalyptique de Virilio, selon laquelle l'accélération du monde nous mène tout droit à la catastrophe. Pour Christophe Bouton, Virilio pose des "normativités sans vraiment les expliciter. Il a pris le contre-pied du futurisme en affirmant le contraire : la vitesse est le nouveau mal ". L'art peut nous raconter autre chose de notre sentiment d'accélération. Christophe Bouton parle de la musique qui nous montre les aspects positifs de la vitesse :  "elle peut jouer avec ironie sur une ambiance d'urgence en permettant de prendre de la distance et en montrant que la vitesse peut être ludique et qu'elle n'est pas un mal absolu". Il développe aussi l'idée que la vitesse est loin d'être le seul rythme existant : "Il y a une polychronie, c'est-à-dire qu'il y a différentes cadences, dans la musique, dans les séries, dans la vie. La vitesse ne doit pas être considérée comme seule tendance ".

Hartmut Rosa est un philosophe allemand qui use du concept d'accélération pour montrer ce paradoxe qui veut que plus l’on va vite, moins on a le temps. Pour lui, l'accélération technique est fondamentale, mais l'accélération du rythme de vie s'y imbrique. Le temps gagné aurait pu être utilisé pour la lenteur et le loisir. Pourtant, à chaque progrès technique, l'accélération se renforce. Plus on libère du temps, plus on envoie de mails, plus on prend l'avion, plus l'on travaille. La difficulté tient davantage à la manière de faire avec le progrès technique plutôt qu'au progrès technique lui-même. Hartmut Rosa pense que l'accélération est un symptôme et que le ralentissement est une réaction. Jérôme Lèbre trouve que les phénomènes intéressants sont moins ceux qui réduisent la vitesse, mais bien ceux qui visent une immobilisation complète.

Y a-t-il une promesse de l'accélération ?

Le temps libre est un des possibles, mais il faut réfléchir au contenu qu'on lui donne. Jérôme Lèbre rapporte cette expression d'Hannah Arendt qui parlait d'une "société de travailleurs sans travail ". Sait-on utiliser notre temps libre autrement qu'en travaillant ? Pour Christophe Bouton, il existe des utopies du temps libre que l'on retrouve par exemple chez Marx et Engels. Ils essaient de penser une société post-capitaliste "où l'on travaille moins et où l'on garde du temps disponible pour faire d'autres activités : intellectuelles ou artistiques". Cela se retrouve chez Ernst Bloch qui propose, dans Le Principe espérance, un modèle de société qui est pour lui le règne de la liberté : "Cette société de temps de loisir aurait trois notions fondamentales : l'amphithéâtre, la fête et le hobby. On étudie, on fait la fête et on développe éventuellement une activité choisie qui devient notre violon d'Ingres".

Bibliographie

Sons diffusés

  • Alice au pays des merveilles, dessin animé Walt Disney, 1951
  • Archive : Paul Virilio : penser la vitesse , documentaire de Stéphane Paoli, 2008, produit par Arte
  • Chanson : Bigflo & Oli (avec la voix de Jamy Gourmaud), Ça va beaucoup trop vite
  • Archive : Hartmut Rosa, 24 janvier 2020, Les Matins de France Culture