

La traduction est une étape constitutive de l'établissement d'un texte : elle est une interprétation du texte lui-même. Mais la traduction peut-elle rendre les mille nuances et significations d’un texte, d’une langue ?
- Barbara Cassin Philosophe, philologue, académicienne et directrice de recherche au CNRS
- Souleymane Bachir Diagne Philosophe, professeur de philosophie française et africaines à l’Université de Columbia, directeur de l’Institut d’Etudes africaines
Traduire est-ce nécessairement trahir ? La traduction peut-elle rendre les mille nuances et significations d’un texte, d’une langue ? Et surtout, est-elle cela même qui nous permet d’accéder à un authentique universel, de partager un monde commun ? Voilà les questions que se posent Aïda N'Diaye et ses invités dans le deuxième épisode de cette série sur l'interprétation.
Des expériences de traduction radicale :
Dans De langue à langue. L'hospitalité de la traduction (Albin Michel, 2022), Souleymane Bachir Diagne établit un parallèle entre la situation du film Premier Contact (2016), réalisé par Denis Villeneuve, et l'expérience de traduction radicale dont parle le philosophe et logicien américain Quine dans Le mot et la chose (1960). Il explique que "dans les deux cas de figure, il s'agit d'une traduction radicale au sens où deux communautés, qui n'ont absolument aucun lien, aucun point de comparaison possible, doivent pouvoir s'entendre. Il faut pouvoir comprendre, c'est-à-dire traduire la langue de l'autre alors qu'elle m'est totalement étrangère. Dans le film de Denis Villeneuve, comme dans l'expérience de pensée de Quine, nous voyons bien que le contact finit par s'établir. La traduction finit par se faire alors qu'en principe, elle était impossible."
La traduction repose sur une même logique que nous avons en commun :
Ce qui intéresse particulièrement Souleymane Bachir Diagne, c'est que "cette traduction se fait sur fond d'humanité commune". Il précise que "la traduction se fond dans l'hospitalité que l'on s'offre l'un à l'autre. Quine dit que ce qui permet à la traduction de se faire, c'est qu'on part du principe qu'on a une logique commune, autrement dit des structures de pensée communes : parce que nous sommes humains, nous partageons la même logique. Cette logique est précisément un point d'appui. Il faut accorder, faire cadeau à l'autre de la notion que nous partageons la même humanité et les mêmes structures logiques, les mêmes manières de penser."
"Chaque langue est comme un filet qu'on jette sur le monde" :
Passer d'une langue à une autre langue, c'est passer d'un monde à un autre. La langue est première et apporte avec elle toute un monde. Barbara Cassin précise que "chaque langue est en quelque sorte une vision du monde. On appelle cela l'hypothèse de Sapir-Whorf. On trouve cette comparaison magnifique qui consiste à dire que chaque langue est comme un filet qu'on jette sur le monde. On rapporte d'autres poissons si on jette un filet différent, avec des mailles plus grandes, à un autre endroit du monde. Néanmoins, il y a quelque chose comme la mer pour tous, c'est-à-dire un monde commun. Il est compliqué de comprendre que le monde commun n'est peut-être pas premier, mais qu'il est peut-être un résultat, une fiction vers laquelle on se dirige."
La traduction comme "savoir-faire avec les différences" :
Barbara Cassin a dirigé le Vocabulaire européen des philosophies (Seuil / Le Robert, 2004), dont il existe une édition augmentée, Le Dictionnaire des intraduisibles (Seuil / Le Robert, 2019). Elle explique que le projet de ce dictionnaire est "d'arriver à comprendre un petit quelque chose de la différence des langues. C'est un dictionnaire de symptômes. Curieusement, on pourrait croire que le vrai intraduisible, c'est la poésie. Mais la philosophie aussi parle en langues. J'ai voulu montrer qu'il y avait des langues, et pas une seule langue, de la philosophie. Toutes les langues sont des langues de philosophie. La traduction est un savoir-faire avec les différences. En s'intéressant aux différences, on se déterritorialise, on se voit depuis ailleurs, et on se voit soi-même autrement."
L'émission est à écouter dans son entièreté en cliquant sur le haut de la page.
Bibliographie
- Barbara Cassin, Vocabulaire européen des philosophies , Seuil / Le Robert, 2004 ; édition augmentée : Le Dictionnaire des intraduisibles, Seuil / Le Robert, 2019
- Barbara Cassin, Eloge de la traduction : compliquer l’universel, Fayard, 2016
- Barbara Cassin (direction), Après Babel, traduire, Actes Sud / MUCEM (le catalogue de l’exposition “Après Babel, traduire”, du 13 décembre 2016 au 20 mars 2017)
- Barbara Cassin, Ce que peuvent les mots, Bouquins, 2022
- Souleymane Bachir Diagne, La Controverse : dialogue sur l'islam, co-écrit avec Rémi Brague, Stock/Philosophie Magazine éditeur, 2019
- Souleymane Bachir Diagne, En quête d'Afrique(s) : universalisme et pensée décoloniale, coécrit avec Jean-Loup Amselle, Albin Michel, 2018
- Souleymane Bachir Diagne, Le fagot de ma mémoire, Philippe Rey, 2021
- Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue. L'hospitalité de la traduction, Albin Michel, 2022
Références sonores
- Extrait du film Premier Contact (Arrival en VO), réalisé par Denis Villeneuve, sorti en 2016
- Extrait du documentaire La femme aux cinq éléphants, réalisé par Vadim Jendreyko, sorti en 2010
- Archive d'André Markowicz, entretien pour Mediapart, le 12 février 2016
- Chanson "GATAX", live par Rudy Gomis (membre de Orchestra Baobab), 2021
Le Pourquoi du comment : philosophie
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