Comme chaque semaine deux essais sous les feux de la critique : "Abondance et liberté : Une histoire environnementale des idées politiques", de Pierre Charbonnier (La Découverte) et "Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui" de Johann Chapoutot (Gallimard).
- Thibaut Sardier Journaliste à Libération
- Joseph Confavreux Journaliste pour le site Médiapart, rédacteur en chef de la Revue du Crieur
Deux essais attendus de cette rentrée 2020 et qui posent de façon très différente la question de la liberté. Dans Abondance et Liberté : une histoire environnementale des idées politiques publié aux éditions La Découverte, Pierre Charbonnier mène une enquête philosophique pour proposer une histoire environnementale des idées politiques. Si les notions d’abondance et de liberté ont marché main dans la main depuis trois siècles, ce long compagnonnage est aujourd’hui remis en cause…. Il est urgent de remonter aux sources du pacte entre démocratie et croissance. Le second essai dont il sera question ce soir est signé de l’historien Johann Chapoutot : Libre d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui est publié par Gallimard. Il montre comment toute une réflexion managériale a été menée sous le IIIe Reich, qui révèle certain rapport à l’État et à la liberté contre l’idée qu’on se fait habituellement. Pour une réflexion sur le culte de la performance qui résonne encore à notre époque.
Pierre Charbonnier - Abondance et liberté : Une histoire environnementale des idées politiques
Je vous propose de commencer par le livre de Pierre Charbonnier, Abondance et liberté : une histoire environnementale publié aux éditions La Découverte. Pierre Charbonnier est un jeune philosophe, chargé de recherche au CNRS, et ce livre arrive auréolé d’une certaine attente sous de glorieux patronages… pour n’en citer qu’un, le sociologue Bruno Latour avait twitté avant sa sortie « Difficile de surestimer l’importance de ce livre qui permet pour la première fois de greffer la tradition socialiste sur ce qu’il y a de plus radical dans les questions dites écologiques ». Pierre Charbonnier a d’ailleurs été reçu sur notre antenne aussi bien aux Matins de France Culture qu’à la Suite dans les idées….
Comme je le disais il s’agit d’une enquête philosophique qui propose une histoire environnementale des idées politiques modernes. Le terme de moderne est important, il doit être entendu dans son sens historique puisque Pierre Charbonnier remonte au XVIIe siècle afin de traquer les mutations dans la construction juridique et technique de nos sociétés de croissance… et la façon dont ces mutations ont affecté la notion de liberté. Il est donc d’abord question de la modernité préindustrielle, puis du XIXe-XXe siècle – âge de l’extraction et de l’utilisation croissante des énergies fossiles – et enfin de notre époque, celle de la prise de conscience globale de la catastrophe.
Tout le projet du livre, c’est de tenter de déployer cet encastrement complexe des aspirations et lutte pour la liberté dans une histoire matérielle. Ni enthousiasme angélique pour la modernité, ni collapsologie, il s’agit de politiser la question écologique.
Pierre Charbonnier a une façon personnelle de chercher la matière des idées, c'est-à-dire que l'on est dans les structures géo-écologiques de la pensée. C'est là où je trouve que c'est assez impressionnant parce qu'il reparcourt la philosophie. Ce n'est pas un livre sur les nouveaux penseurs écologiques, au contraire, on revient sur une grande partie de la philosophie occidentale en cherchant au fond dans quel contexte matériel et notamment géo-écologique ces pensées ont été produites. (Joseph Confavreux)
Il faut parler un peu de Marx, Pierre Charbonnier souligne aussi le problème qu'il y a à fonder toute cette pensée de la question sociale sur Marx, puisqu'il considère que le marxisme a surestimé le destin productif de la civilisation globale, c'est- à -dire qu'il a tout vu sous un prisme économique, y compris la relation entre les sociétés et la nature, sous un rapport économique et productif. La conséquence, c'est que face au libéralisme qui avait justement fondé sa pensée sur cette alliance entre abondance et liberté, le socialisme à partir de Marx a reproduit lui même cette idée. L'idée que un projet social cohérent était un projet qui redistribuait les fruits de la croissance et donc induisait un rapport productif et exclusivement économique à la nature. Et c'est là que le bât blesse. (Thibaut Sardier)
Johann Chapoutot - Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui
Deuxième temps de l’émission, je vous propose de nous pencher maintenant sur le livre de Johann Chapoutot, Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui, publié chez Gallimard dans la collection NRF essais. Johann Chapoutot est historien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste du nazisme. On lui doit des ouvrages comme Le nazisme et l’antiquité (PUF) ou La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard). S’il fallait trouver un fil directeur dans ses travaux, ce serait l’idée que le nazisme n’est pas un accident de l’histoire, une exception allemande incompréhensible…mais bien un épisode ancré dans l’histoire européenne.
C’est ce qu’il fait cette fois encore en se penchant sur la question du management, ou Menschenführung car les nazis goutaient peu le terme anglo-américain. En effet, alors que le Reich est amené à s’étendre, à conquérir un lebensraum, un espace vital de plus en plus vaste, alors que la guerre envoie un nombre croissant d’hommes au front… il est impératif de faire mieux avec moins, d’améliorer les performances des entreprises comme des administrations. C’est la tâche qui est confiée à un homme, Reinhard Höhn, un juriste brillant qui gravira les échelons jusqu’au grade de Général de la SS. Johann Chapoutot articule son travail autour de ce Reinhard Höhn, qui ne sera que très peu inquiété après la guerre et fondera même une école de management prestigieuse qui a formé des générations de dirigeants d’entreprises allemands.
Mais Libres d’obéir n’est pas un réquisitoire contre les managers il ne s’agit pas de dire que le management a des origines nazies ni qu’il est une activité criminelle par essence. En revanche, il montre bien comment ces réflexions s’inscrivent parfaitement dans le contexte intellectuel marqué par le racisme biologique et le darwinisme social… comment aussi elle révèle la méfiance des nazis pour l’Etat, et leur goût pour une certaine forme de liberté.
Johann Chapoutot est un grand historien du nazisme qui n'a cessé, dans ses travaux, de montrer que le nazisme n'était pas une aberration accidentelle de l'histoire. Mais souvent, il en faisait du coup une généalogie. Ce qui est intéressant, c'est qu'ici il travaille beaucoup sur l'amont mais aussi sur l'aval. Il montre que les manières de manager les hommes qui se sont inventées sous le nazisme ont eu des prolongements après la guerre avec la description de Reinhard Höhn, dont on va parler. (Joseph Confavreux)
Finalement, il est difficile de donner à comprendre la substance, la réalité de ce que c'est que tout ce qui se construit à côté de l'Etat et par le biais de cette question du management. Je trouve que Johann Chapoutot y arrive très bien et rend les choses extrêmement claires. Il éclaire l'ensemble du système du Troisième Reich. À partir du management, avec cette notion qu'il mentionne à un moment, mais qui du coup devient une clé de lecture, celle de polycratie, (qu’il n'invente pas), il en fait la généalogie, et désigne un système où on multiplie les instances de décision. On ne sait plus, finalement, qui est responsable de quel sujet et où. Finalement, c'est là où le management va devenir intéressant. On va laisser l'initiative à quelqu'un à qui on donne l'ordre. Libre à ce dernier ensuite de trouver les moyens d'y arriver. Aller voir les bonnes instances, prendre les bonnes décisions et mettre en place le bon projet...(Thibaut Sardier)
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L'instant critique
Nos critiques nous proposent deux livres en écho avec l'émission. Thibaut Sardier à choisi un livre paru chez Verdier La jumelle H de Giorgo Falco qui retrace la vie d'une famille allemande depuis le Troisième Reich jusqu'aux années 2000 à travers de la vie des jumelles Hilde et Helga et Joseph Confavreux nous propose la lecture de Soleil trompeur : ITER ou le fantasme de l'énergie illimitée : enquête sur un projet nucléaire imposé. La journaliste Isabelle Bourboulon nous révèle les mensonges des lobbys industriels, rapporte les doutes de scientifiques sur la faisabilité du projet et alerte sur ses multiples dangers.
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