Ce soir comme chaque semaine deux essais sous les feux de la critique : "Brutalisme" d’Achille Mbembe (La Découverte) et "Huit leçons sur l’Afrique" d'Alain Mabanckou (Grasset).
- Aliocha Wald Lasowski journaliste pour les pages idées de l'Express
- Jean-Marie Durand journaliste indépendant
Deux livres qui disent ce que l’Afrique révèle du monde… La saison culturelle Africa2020 se déroulera de début juin à mi-décembre 2020, mais on ne pouvait pas attendre jusque-là pour parler du livre d’Achille Mbembe, Brutalisme. Brut, comme les matériaux utilisés par les architectes du même nom, qui font échos au matériau humain dont est fait la politique aujourd’hui, où le pouvoir s’exerce sur les corps comme elles le font sur les matières premières. L’Afrique passée, présente et future offre ici un formidable espace d’expérience et de réflexion. Espace qu’explore également Alain Mabanckou qui publie ses Huit leçons sur l’Afrique, prononcées au Collège de France. Pour une réflexion de l’écrivain franco-congolais sur la littérature africaine d’expression française. De cette impensé de l’histoire littéraire en France Mabanckou propose une relecture en forme de dialogue.
Achille Mbembe - Brutalisme
Je vous propose de commencer par le livre d’Achille Mbembe, Brutalisme, publié à la Découverte. Professeur d’histoire et de sciences politiques, chercheur à l’université Witwatersrand de Johannesburg, en Afrique du Sud, Achille Mbembe et l’un des intellectuels africains les plus importants aujourd’hui. Il a par exemple fondé avec l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr les Ateliers de la pensée à Dakar, Lauréat du prestigieux prix allemand Ernst Bloch en 2018, il est l’invité depuis quelques années d'universités du monde entier.
Comme il le rappelle en avant-propos de cet essai, ses réflexions portent depuis le dernier quart du XXe siècle sur la pratique et l’expérience du pouvoir. Si son point de départ est le contexte africain moderne, il étend son analyse à ce qu’il définit comme un exercice de démolition des êtres, des choses, des rêves et de la vie en général. Achille Mbembe met au centre de sa pensée l’expérience coloniale et bâtit patiemment un discours sur ce que l’Afrique est devenue, aurait pu être, aurait pu accomplir à la lumière de cette expérience historique. Puis il en tire des réflexions sur les rapports entre mémoire, potentialité et ce qu’il appelle « futurité ».
C’est ce qu’il développait aussi bien en 2013 dans Critique de la raison nègre qu’en 2016 dans Politique de l’intimité, et qu’il continue d’explorer dans Brutalisme : une africanisation tendancielle de la condition planétaire. À l’heure où tout semble pousser à l’unification, mais où les divisions se radicalisent, cette pensée afro-diasporique portée par Achille Mbembe propose de s’appuyer sur une certaine expérience de la catastrophe, de l’extraction, de la domination.
Le brutal, on le voit bien aujourd'hui, qu’il est dans l'exercice de la violence d'Etat, dans les violences policières, dans la déshumanisation que beaucoup de citoyens ressentent de manière plus ou moins explicite et évidente. Mais il y a quelque chose chez Achille Mbembe, qui est assez fort, qui peut laisser certains lecteurs à distance. C'est qu'il prend des réalités documentées, des réalités sociologiques : le racisme, la dépression, le burn out, la domination sous toutes ses formes et il essaye de les encapsuler de manière conceptuelle. Et le brutalisme serait le mot qui permettrait de résumer et de traduire théoriquement l’idée d’un monde déshumanisé, qu’il essaye de décrire de manière plus précise dans le livre. (Jean-Marie Durand)
Le brutalisme immobile, isole, enferme et il faut ensuite réactiver un devenir, une mobilité, une énergie, un déplacement. Et c'est là qu’Achille Mbembe est intéressant.(…) Ses propositions c'est de dire il faut justement revenir un peu à ce que l'Afrique peut proposer, c'est-à-dire une terre d'innovation, de mobilisation, de mouvement qui, justement, il le dit : le pays natal de l'humanité, c'est l'Afrique. Et les problèmes qui se posent pour la terre aujourd'hui sont évidemment aussi des problèmes d'écologie, les problèmes de sortie de cette hyper technologisation, désormais ils vont se faire de manière inattendue, complexe et innovante en Afrique. (Aliocha Wald Lazowski)
Alain Mabanckou - Huit leçons sur l’Afrique
Deuxième temps de l’émission, je vous propose de nous pencher maintenant sur le dernier essai d’Alain Mabanckou, Huit leçons sur l’Afrique publié chez Grasset. Ce livre réunit comme son titre l’indique les leçons de l’écrivain franco-congolais, qui enseigne aussi la littérature d’expression française à l’Université de Californie-Los Angeles (UCLA), des leçons donc, prononcées au Collège de France en 2016, année où il s’est vu confier la chaire de création artistique de la prestigieuse institution. On y trouve aussi en fin de volume deux interventions sur l’Afrique dont une lettre ouverte adressée en 2018 au président de la République sur la francophonie.
S’il faut citer cette lettre, c’est qu’elle résume bien la position d'Alain Mabanckou qui a fait de la langue française à la fois un moyen d’expression dans ses romans, et un objet de réflexion comme dans Le monde est mon langage sorti en 2016. Il y rappelle que la France est un pays francophone comme les autres, qu’il existe une littérature et une pensée d’expression française qui n’est pas cantonnée à l’hexagone. Il va plus loin dans ses leçons au Collège de France en se concentrant sur l’écrit en Français provenant de l’Afrique noire, pour combler un vide, et faire résonner les noms d’auteurs majeurs et trop peu cités comme René Maran (Goncourt en 1921 avec Batouala), Yombo Ouologuem (Renaudot 1968 pour Le Devoir) ou encore Calixthe Beyala (Prix de l’Académie française en 1996 pour Les honneurs perdus). Mais aussi ceux d’Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sedar Senghor ou Mariama Bâ.
Alain Mabanckou retrace l’histoire, évoque les liens entre la littérature coloniale française et la littérature africaine d’expression française, évoque la « négritude », les thématiques de la littérature africaine, interroge son oralité supposée, se demande comment écrire après le Rwanda… Des questions à la fois littéraires, politiques et philosophiques qui replacent africains et africaines dans et devant l’histoire.
Cette leçon inaugurale, sa présence et ces huit leçons au Collège de France ont été, de ce point de vue là, un moment très important. Pap Ndiaye, historien, avait dit de cette conférence inaugurale qu'elle avait été un virage de la vie intellectuelle française. C'était une manière pour lui de rappeler d'abord le fait que cette leçon était historique, dans le sens où c'est la première fois qu'un auteur d'origine africaine arrive au Collège de France et, par ailleurs, qu'elle avait suscité une curiosité immense. (Jean-Marie Durand)
Il nous apporte vraiment un manuel, des histoires, des littératures africaines, avec des paysages, des singularités, des oppositions, des tensions. Et puis il dit la littérature africaine d'expression française est impulsée par un élan de contestation. Donc, au départ, évidemment, ce sont les luttes d'indépendance. Et après, chacun à sa manière, trouve sa voie, prend une direction et redonne évidemment une dignité au continent africain, c'est essentiel, mais sans africanisme grégaire car le monde s'ouvre. (Aliocha Wald Lazowski)
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L'instant critique
Aliocha Wald Lazowski nous parle d'une parution collective à venir (début avril) aux Presses universitaires de Vincennes (PUV) dans la collection « Littérature hors frontières ». _Archipels Glissant. C'_est un livre coordonné par François Noudelmann, Françoise Simasotchi-Bronès, Yann Toma et qui est une manière de comprendre l'oeuvre d’Édouard Glissant aujourd'hui par rapport aux problématiques contemporaines sur la politique, les arts, le vivant, la vie. Et c'est vrai qu'il existe une actualité de la pensée d’Édouard Glissant. Jean-Marie Durand s'émeut des difficultés rencontrées dans leur quotidien par les chercheurs dans les universités aujourd'hui. Il faut entendre la voix de ces chercheurs qui publient beaucoup en ce moment de textes, les lire sur le site de Sauvons l'université et sur divers sites de médias car ces chercheurs se mobilisent collectivement en produisant beaucoup de textes. D’ailleurs, il y avait eu récemment une journée d'interventions à la Sorbonne, où Achille Mbembe est intervenu pour rappeler précisément ce qu'est le brutalisme. Nous parlons chaque semaine c'est vrai des livres, dans cette émission, mais il faut aussi réfléchir à la manière dont ils sont eux-mêmes produits, pensés, etc. Il semble important de rappeler que si on lit des livres, c'est aussi grâce à ces universitaires dont il est important de saluer le combat.
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