Ce soir comme chaque semaine deux essais sous les feux de la critique : "Quand l’Europe improvise", du philosophe néérlandais Luuk Van Middelaar (Gallimard), et "Fonctionner ou exister" de Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste (Le Pommier).
- Olivier Pascal-Mousselard journaliste à Télérama
- Alexis Lacroix Journaliste et essayiste
Deux livres qui s’interrogent sur ce que fonctionner veut dire. Dans Quand l’Europe improvise, publié aux éditions Gallimard, le philosophe néérlandais Luuk Van Middelaar plonge dans dix ans de crises politiques européennes. Lui qui a été la plume du président du Conseil européen Herman Van Rompuy, il décrypte de l’intérieur l’émergence d’une nouvelle scène politique dans ces moments de grande improvisation qu’ont été la crise de l’euro, des réfugiés, de Crimée ou encore le Brexit. L’autre essai dont nous allons parler se place dans un tout autre registre, mais tente également de saisir ce que c’est que de penser et agir dans l’époque complexe qui est la nôtre. Fonctionner ou exister, le dernier essai du philosophe et psychanalyste franco-argentin Miguel Benasayag publié aux éditions du Pommier, propose ainsi un manifeste de résistance à l’injonction d’efficacité et au devenir machine de l’humanité.
Luuk Van Middelaar - Quand l’Europe improvise : dix ans de crises politiques
Je vous propose de commencer par le livre de Luuk Van Middelaar, Quand l’Europe improvise : dix ans de crises politiques publié chez Gallimard dans la collection Le Débat, un livre traduit par Daniel Cunin. Je l’ai dit l’auteur est philosophe politique et historien, il a entre 2010 et 2015 écrit les discours d’Herman Van Rompuy, premier président permanent du Conseil européen. Une place privilégiée qui avait donné lieu à un premier ouvrage publié en Français par Gallimard sous le titre Le Passage à l’Europe ?, prix du livre européen en 2012. On y trouvait déjà ce mélange d’histoire, de philosophie politique, une réflexion sur l’existence politique de l’Europe, contre une vision purement technocratique, la construction d’un projet commun qui s’impose peu à peu aux acteurs.
On retrouve dans ce nouvel essai l’idée selon laquelle si les crises peuvent révéler les faiblesses des institutions européennes, elles sont surtout le moteur d’une construction qui atteint son plein potentiel dans l’improvisation, dans ce que van Middelaar appelle le « façonnage de soi à contre-coeur ». Rien de nouveau dans ce constat. On s’intéressera donc plutôt à la tentative dans le livre de démontrer comment les dix ans qui viennent de s’écouler ont fait basculer l’Europe dans une nouvelle scène – la métaphore théâtrale est filée tout au long du livre.
L’organisation juridique et technocratique de l’Union qui prévalait jusque-là s’étant montrée incapable d’improviser… le politique a fait son retour. Plus précisément, on serait passé d’une politique de la règle à une politique de l’événement. C’est en tout cas l’enseignement tiré des différentes crises analysées ici – crise grecque de l’euro, crise avec la Russie suite à l’invasion de la Crimée, crise des réfugiés à cause de la guerre en Syrie et crise « Atlantique » suite au Brexit et à l’élection de Donald Trump. Une analyse qui peut parfois paraître très orthodoxe, mais ne passe pas sous silence les échecs.
C'est un des grands livres de l'année (...) Luuk Van Middelaar est en train de devenir un des intellectuels majeurs sur la scène européenne. Pourquoi : parce qu'il réinvente l'histoires des idées. (Alexis Lacroix)
Ce livre est important pour une chose notamment : c'est le livre de la conscience de soi de l'Europe. Je trouve que c'est un livre très hégélien. Il raconte le passé mais c'est vraiment au-delà et grâce au livre on aborde la question : comment l'Europe va aborder les tempêtes à venir ? (Olivier Pascal-Mousselard)
Miguel Benasayag - Fonctionner ou exister
Deuxième temps de l’émission, je vous propose de nous pencher maintenant sur le dernier livre de Miguel Benasayag, Fonctionner ou exister, publier aux éditions le Pommier dans la collection Manifeste. Miguel Benasayag est philosophe, psychanalyste, chercheur en épistémologie et travaille depuis un certain temps sur la frontière entre la vie artificielle et la vie réelle. Son précédent ouvrage, La singularité du vivant, traitait ainsi de numérique comme de biologie moléculaire, d’intelligence humaine, animale ou artificielle, d’algorithmes… pour alerter sur les fausses promesses d’une vie libérée de toute limites, intellectuelles ou corporelles, jusqu’à s’affranchir de la mort.
Ce nouvel essai s’inscrit dans la continuité de sa réflexion sur l’hybridation homme-machine… après avoir cherché à montrer ce qui, du vivant et de la culture, n’était pas réductible à des machines algorithmiques, Miguel Benasayag pousse sa réflexion un peu plus loin et s’attelle donc à identifier ce qui distingue le « fonctionnement » de « l’existence ». On imagine, l’ancien résistant à la dictature argentine, proche des mouvements libertaires, qui met en garde contre le fonctionnement qui coloniserait l’existence. Dans une époque où « l’on n’a pas le temps de prendre le temps », on risque de verser dans une perception purement utilitariste de nos existences au quotidien bien ordonné.
Miguel Benasayag traque dans le rapport à la vieillesse, le refoulement du négatif, la haine du corps, ou encore la tyrannie de l’évaluation une évolution contre laquelle il entend donné des clés.
Benasayag joue au lanceur d’alerte en demandant si l’on n’est pas en train d’écraser nos dysfonctionnements. L’existence, c’est fait d’une densité, d’indéterminations, d’incertitudes, qui sont des failles de l’humanité, mais toute la société dans laquelle nous vivons essaie d’effacer ces failles potentielles et ces incertitudes pour nous transformer en machines parfaitement huilées. (…) Au lieu de mettre face à face l’existence et le fonctionnement, (…) Benasayag s’intéresse à l’hybridation, au moment où, de toute façon, on n’y échappera pas. La possibilité de mettre un peu de la machine dans l’homme existe, mais la question est « Jusqu’où ? ». (Olivier Pascal-Mousselard)
Le corps peut être modélisable. Benasayag donne un exemple : faites entrer dans un logiciel tous vos achats des trois ou quatre dernières années, et celui-ci vous dira si vous allez divorcer dans les prochaines années, (fiabilité à 80% apparemment). (Olivier Pascal-Mousselard et Raphaël Bourgois)
Aujourd’hui, et c’est en ce sens que Je rejoins le constat alarmé de Benasayag, (…), il y a un écrasement progressif de l’humanisme de la conversation civique par l’humanisme de la maîtrise technologique. (…) Les médias colportent la propagande transhumaniste, notamment aux États-Unis, qui nous dit que l’hybridation est toujours un bien, est une augmentation de nos capacités d’humains faillibles et vulnérables (…). Ce qu’oppose Benasayag à cette version en grande partie monstrueuse de l’humanisme, c’est une philosophie des limites. Ça ne fait pas de lui un conservateur. En revanche, il montre que dans la défense de la marge humaine il peut y avoir des convergences politiques inopinées entre une droite conservatrice, catholique par exemple, et une gauche qui cherche les voies d’un autre libéralisme. (Alexis Lacroix)
L'instant critique
Nos critiques ont lu cette semaine " La cohérence de Donald Trump" un article de Thomas Gomart paru dans la revue Etudes de novembre 2018. Deux ans après l'élection de Trump, et au moment des élections de midterms, nous faisons le point.
Choix musical : Coldplay - A head full of dreams
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