

Ce soir, comme chaque semaine, deux essais sous les feux de la critique : "Le jihadisme français : quartiers, Syrie, prisons" d'Hugo Micheron publié chez Gallimard et "Les territoires conquis de l’islamisme" de Bernard Rougier, publié aux PUF.
- Jean Birnbaum Rédacteur en chef du Monde des livres
- Joseph Confavreux journaliste pour le site Médiapart, rédacteur en chef de la Revue du Crieur
Deux livres qui portent un projet commun, éclairer la nature du jihadisme français. Dans Le jihadisme français : quartiers, Syrie, prisons, publié chez Gallimard, Hugo Micheron propose le résultat de cinq années d’une enquête menée en France, en Syrie et dans les prisons. Le politiste s’appuie sur 80 entretiens, pour sortir d’une perception aujourd’hui encore trop approximative, selon lui, du phénomène jihadiste. Il y a chez Micheron une volonté de prendre pour point de départ les territoires où s’ancre le projet islamiste… volonté qu’on retrouve dans le livre dirigé par Bernard Rougier, Les territoires conquis de l’islamisme publié aux Presses universitaires de France dont il sera question en seconde partie. Un ouvrage qui se propose de montrer la façon dont des entrepreneurs religieux salafistes, frères musulmans ou jihadistes ont exploité, en France comme en Europe, les effets de la crise socio-économique pour imposer leur idéologie.
Hugo Micheron - Le jihadisme français : quartiers, Syrie, prisons
Je vous propose de commencer par le livre d’Hugo Micheron, Le jihadisme français : quartiers, Syrie, prisons, publié par Gallimard dans la collection Esprits du Monde. Hugo Micheron est un jeune chercheur, postdoctorant auprès de la chaire d’excellence Moyen-Orient Méditerranée à l’Université Paris Sciences et Lettres-Ecole Normale Supérieure, il enseigne aussi à Sciences Po. Ce livre est tiré de sa thèse, pour laquelle il a mené des entretiens auprès de 80 djihadistes français, de retour de Syrie ou arrêtés pour leurs activités dans l’Hexagone. L’objectif : retracer la trajectoire de leur engagement militant et comprendre leur système de valeur.
La notion de trajectoire est importante, elle doit être comprise au sens personnelle, mentale… mais aussi géographique. C’est dans le titre, trois espaces sont en jeu dans cette analyse, les quartiers – terme utilisé faute de mieux, pour des réalités souvent très différentes qui vont par exemple du Mirail à Toulouse au village d’Artigat en Ariège – la Syrie et les prisons. Chacun fait l’objet d’une partie dans le livre d’Hugo Micheron… mais il s’agit avant tout de faire état d’une circulation d’un mode d’organisation sociale portée par une idéologie islamiste protéiforme. Les prisons étant finalement présentées comme le lieu où certains tentent aujourd’hui d’édicter la doctrine de l’ère post-Daesh, sur la base de leur expérience derrière les barreaux.
Ce livre participe donc, on l’aura compris, à la querelle qui perdure depuis maintenant plusieurs années et qui oppose les partisans de Gilles Kepel – qui signe la préface du livre d’Hugo Micheron – et ceux d’Olivier Roy… même si c’est évidemment caricatural de personnaliser ainsi les choses… entre une radicalisation de l’islam, et une islamisation de la radicalité.
Hugo Micheron montre que souvent, dans une lecture assez étriquée de Foucault, on a considéré la prison comme une enclave séparée du reste de la société, alors que par des moyens légaux ou illégaux, en fait, il y a une porosité complète avec le monde extérieur. Et donc la prison peut être au centre, au fond, d'une constitution à la fois d’un discours, mais aussi d'un projet jihadiste. (Joseph Confavreux)
Quand on leur donne la parole [aux jihadistes des prisons], si on se donne la peine d'écouter ce qu'ils disent, […] on voit bien qu'ils passent leur temps à dire mais arrêtez de nous parler de radicalisation. On n'est pas des radicalisés. Moi, je suis musulman. Je crois à ce que je dis, je dis ce que je crois, je me forme. Et ce qui est intéressant dans le bouquin de Micheron, c'est qu'on revient à ça. On a des gens qui parlent et aucun ne dit je suis un petit radicalisé qui revient de loin. Je m'excuse, etc. En fait, tous assument pleinement la chose. (Jean Birnbaum)
Bernard Rougier - Les territoires conquis de l’islamisme
Deuxième temps de l’émission, je vous propose de nous pencher maintenant sur le livre collectif dirigé par Bernard Rougier, Les territoires conquis de l’islamisme, publié aux Presses Universitaires de France. Bernard Rougier est Professeur des universités à Paris 3 / Sorbonne-Nouvelle, membre senior de l’Institut universitaire de France et directeur du Centre des études arabes et orientales. C’est là d’ailleurs qu’il est allé chercher les collaborateurs de ce livre puisqu’une grande partie sont des étudiants. Il faut noter la présence parmi eux d’Hugo Micheron, il signe un article sur Toulouse… on n’y reviendra donc pas puisqu’il en a déjà été question.
Le projet du livre, c’est de se concentrer sur l’islamisme, c'est-à-dire sur la traduction idéologique de l’islam. Ses auteurs, avertit Rougier, « ne décrivent pas la manière dont une essence religieuse s’accomplirait en acte sur le Vieux Continent, mais se proposent d’illustrer, avec les outils des sciences sociales, les modalités concrètes par lesquelles des courants idéologiques déjà bien implantés dans les sociétés du Sud, ont pu subvertir – lentement mais sûrement – territoires, institutions et croyances dans les sociétés du nord de la méditerranée. »
Il s’agit encore une fois de récuser l’idée et la sémantique de la radicalisation – qui a alimenté le discours scientifique, associatif et politique depuis cinq ans – pour prendre du champ. Faire de la violence religieuse le fruit d’une dérive individuelle nihiliste, privilégier les dimensions psychologique et intra-familiale au détriment de l’analyse sociologique et idéologique nous aurait collectivement empêché de voir la réalité : les atteintes inquiétantes à la cohésion nationale.
A chaque fois, avec ce type de livre, il y a quand même l'idée qu'il faut arriver à nommer les choses sans avoir peur de ceux qui vous disent « si vous nommez les choses, vous allez faire le jeu de… » ce qui est toujours le problème. Evidemment dès qu'on nomme les choses, on a toujours le risque de faire le jeu de l'extrême droite, de l'exclusion, du racisme, de la stigmatisation, etc. Et là, il y a ce geste qui est intéressant parce que Bernard Rougier, après d'autres, dit « moi, je pense qu'effectivement, il faut nommer les choses sans avoir peur d'être récupéré ». (Jean Birnbaum)
Oui, là (le chapitre sur le maire communiste d’Aubervilliers), on est vraiment dans ce qu'il appelle la construction d'un écosystème islamique, qui fonctionne, […] qui s'inscrit au fond dans des structures comme le communisme municipal, et comment ils peuvent réinvestir de manière assez sidérante et assez efficace surtout, des structures qu'on pensait, dans nos esprits, très progressistes. Mais le plus intéressant dans cet article, ça me semble être la conclusion où il explique que le faible degré de mobilité sociale est un facteur de re-traditionalisation dans les quartiers, ce qui entraîne le retour paradoxal, dans un contexte mondialisé, de caractéristiques sociologiques associées aux communautés traditionnelles. (Joseph Confavreux)
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L'instant critique
Joseph Confavreux nous propose de nous rendre au Festival Hors-Piste au Centre Georges Pompidou à Paris. Cette quinzième édition du festival pluridisciplinaire Hors-Pistes intitulée "Le peuple des images"poursuit son travail d’investigation autour de grands sujets d’actualité et leurs échos dans le champ du cinéma, de l’art contemporain et de la pensée. Jean Birnbaum nous conseille un film intitulé Pour Sama de la scénariste Waad al-Kateab et Edward Watts. Waad al-Kateab est une jeune femme syrienne qui vit à Alep lorsque la guerre éclate en 2011. Sous les bombardements, la vie continue. Elle filme au quotidien les pertes, les espoirs et la solidarité du peuple d’Alep.
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