"Les besoins artificiels" de Razmig Keucheyan / "Le Marché contre l’humanité" de Dominique Bourg

Les travailleurs marchent le long des allées de marchandises stockées à l'intérieur d'un centre de distribution Amazon.co.uk à Hemel Hempstead, au nord de Londres.
Les travailleurs marchent le long des allées de marchandises stockées à l'intérieur d'un centre de distribution Amazon.co.uk à Hemel Hempstead, au nord de Londres. ©AFP - Adrian
Les travailleurs marchent le long des allées de marchandises stockées à l'intérieur d'un centre de distribution Amazon.co.uk à Hemel Hempstead, au nord de Londres. ©AFP - Adrian
Les travailleurs marchent le long des allées de marchandises stockées à l'intérieur d'un centre de distribution Amazon.co.uk à Hemel Hempstead, au nord de Londres. ©AFP - Adrian
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Ce soir, comme chaque semaine, deux essais sous les feux de la critique : "Les besoins artificiels", Razmig Keucheyan (Zones) et "Le marché contre l’humanité" de Dominique Bourg (PUF).

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Heureux de vous retrouver après plusieurs semaines d’interruption, pour pouvoir évoquer deux essais soumis aux feux de la critique : deux livres "pré-Noël" qui interrogent le consumérisme et le capitalisme de marché dans une perspective écologique. Dans Les besoins artificiels, publié chez Zones, Razmig Keucheyan propose de repenser une théorie des besoins humains à l’aune de la crise environnementale, et des bouleversements économiques et politique majeurs qu’elle suppose. Il s’agit désormais de se demander : de quoi avons-nous vraiment besoin ? La question n’est pas neuve, y répondre aujourd’hui c’est, selon le sociologue, dessiner une politique de l’émancipation pour le XXIe siècle. La même préoccupation à la fois économique, politique et écologique anime le philosophe Dominique Bourg dans Le Marché Contre l’humanité aux Presses universitaires de France. Au cœur de sa réflexion, la notion de souveraineté réactualisée, et l’idée que pour préserver l’habitabilité de la planète, tout en conservant la démocratie, il faudra en rabattre sur la souveraineté économique.

Razmig Keucheyan - Les besoins artificiels : comment sortir du consumérisme

Je vous propose de commencer par le livre de Razmig Keucheyan Les besoins artificiels : comment sortir du consumérisme, publié chez Zones. Razmig Keucheyan est sociologue, professeur à l’université de Bordeaux, et ses recherches portent sur le lien entre le capitalisme et l’environnement, dans une perspective historique et sociologique. Dans La nature est un champ de bataille publié chez le même éditeur en 2014, il s’intéressait aux inégalités environnementales, à la financiarisation de la nature afin de montrer que derrière un apparent consensus pour sauver la planète se joue une véritable lutte politique. Il s’agit donc moins de « dépasser les divisions » que de faire un choix clair… et ce choix porte évidemment sur l’avenir du capitalisme industriel, productiviste et "extractiviste", responsable de la crise écologique.

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Ce nouvel essai s’ouvre sur un prologue à propos du droit à l’obscurité, qui montre bien à la fois la démarche du sociologue, et toute la complexité de son sujet. La démarche, c’est d’actualiser par des exemples et des préoccupation contemporaines très concrètes – la pollution lumineuse mais aussi les troubles de consommation compulsive, le système de garantie des marchandises, le passage des supermarchés à l’achat en ligne – d’actualiser donc à travers ces préoccupations la théorie des besoins. La complexité, c’est le choix d’une approche macrosociologique qui croise la théorie économique et philosophique. Keucheyan revient en effet aux écrits de Karl Marx, André Gorz ou encore Agnes Heller qui ont pensé la notion de besoins artificiels. L’objectif, c’est de répondre à cette fameuse question : de quoi avons-nous vraiment besoin ? Puisque nous savons que la terre est finie et que le capitalisme se fonde sur une croissance infinie, où va-ton placer le curseur et au nom de quoi ? 

Je trouve aujourd'hui qu'il y a une alliance entre les mouvements, pour le dire vite, les écologistes et le mouvement ouvrier qui est un enjeu probablement central des années à venir. Sur comment, précisément, cette convergence là entre des producteurs et des consommateurs et entre des militants ouvriers et militants écologistes peut exister. Et de cette manière, c'est peut être la seule voie politique pour résoudre ce problème de la consommation... (Jean-Marie Durand)

Razmig Keucheyan montre l'exemple sur la question de l'obsolescence programmée, mais également sur le moyen de faire perdurer dans le temps ces objets et de freiner cette course, cette spirale à la création, toujours de nouveaux besoins artificiels. Il nous invite à réfléchir sur la notion de garantie et il nous dit la garantie, c'est la lutte des classes appliquée à la durée de vie des objets. Et c'est un moyen, effectivement, de freiner la surexploitation de la main d'œuvre.(Laurent Etre)

Dominique Bourg - Le Marché contre l’humanité

Deuxième temps de l’émission, je vous propose de nous pencher maintenant sur le livre de Dominique Bourg, Le Marché contre l’humanité (PUF). Philosophe et essayiste, professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement à l’Université de Lausanne, Dominique Bourg s’est aussi lancé récemment en politique puisqu’il a conduit la liste « Urgence Écologie » lors des dernières élections européennes. Spécialiste vous l’aurez compris de l’écologie, il a signé de nombreux ouvrages sur le sujet dont le très ambitieux Dictionnaire de la pensée écologique (codirigé avec Alain Papaux, PUF, 2015).

Dominique Bourg a théorisé le concept « d’écologie intégrale », qui se veut une façon de proposer une approche non idéologique de la décroissance… étant entendu qu’il semble raisonnable de viser comme objectif de ne pas consommer collectivement plus d’une terre par an. Dans ce nouvel essai, il part de l’idée selon laquelle on ne pourra pas préserver l’habitabilité de la terre et l’exercice de la démocratie sans interroger à la fois la notion de progrès et l’économie de marché. Au cœur de sa réflexion, la question de la souveraineté qu’il décortique et analyse… opposant ce qu’il appelle la souveraineté politique et la souveraineté anthropologique à la souveraineté économique.

Pour conserver notre pouvoir sur la société – contre la confiscation par quelques-uns – et le pouvoir sur nous-mêmes – menacé par la transition numérique – il faut à tout prix selon Dominique Bourg repenser l’articulation entre l’État et le marché. Il consacre une partie de son livre à chacune de ces questions, et s’attèle à déplacer la notion de progrès depuis sa dimensions technique vers une définition plus politique. L’idée défendue dans cet essai c’est que nous ne parviendrons à sauver nos libertés politiques, et en particulier la première de toutes qui est de continuer à vivre sur une planète habitable, qu’en adoptant une conception renouvelée de la souveraineté et en rabattant drastiquement nos prétentions économiques… 

On voit bien que les grandes idées du livre de Dominique Bourg, c'est précisément de dire que l'idéal de consommation dont on parlait tout à l'heure débouche sur ce qu'il appelle une « consumation » de l'univers.  Et d’une certaine manière répondre à cette soif inextinguible que nous avons tous, en tant que consommateurs, d'acheter des objets et des marchandises, détruit finalement notre condition de vie sur Terre. Et c'est un peu la grande idée que Dominique Bourg à la fois documente, analyse pour essayer d'en sortir, pour sortir finalement de la nature destructrice. (Jean-Marie Durand)

Il y a quand même un point qui fait problème dans ce livre, c'est que le postulat de Dominique Bourg selon lequel, en fait, pour rétablir notre souveraineté anthropologique et notre souveraineté démocratique, il faudrait renoncer à la souveraineté économique et ça, c'est quelque chose qui m'interpelle beaucoup. Je trouve que le raisonnement est un peu étrange parce que ça évacue une question qui, pour moi, n'est pas du tout annexe, pas du tout secondaire c'est la question de savoir qui aujourd'hui exerce la souveraineté économique. (Laurent Etre)

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L'instant critique

Jean-Marie Durand a choisi, pour rester dans le thème, de nous parler du dernier livre du philosophe Dany-Robert Dufour Baise ton prochain : Une histoire souterraine du capitalisme paru chez Actes Sud, et Laurent Etre, lui, nous conseille la lecture de la revue n° 100 de Mouvements intitulée "Classe! : Gilets jaunes, inégalités, intersectionnalité". Comment penser le mouvement des Gilets jaunes ? Avec quels concepts, quelles grilles d’analyse ? aux éditions La Découverte. Ce numéro a été coordonné par Jean-Paul Gaudillère, Irène Jami, Stéphane Le Lay, Olivier Roueff, Patrick Simon et Julien Talpin.

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