Ce soir comme chaque semaine deux essais sous les feux de la critique : deux livres qui se penchent, un an après la première mobilisation des gilets jaunes le 17 novembre 2018, sur les spécificités de ce mouvement inédit.
- Jean-Marie Durand journaliste indépendant
- Joseph Confavreux journaliste pour le site Médiapart, rédacteur en chef de la Revue du Crieur
Ce qui est intéressant à retenir, c’est que pour la plupart d’entre eux, ce sont des gens qui n’avaient jamais manifesté, qui n’avaient même pas forcément d’engagement politique très clair formulé. Justement, la politisation des Gilets Jaunes est venue avec le mouvement lui-même, ils se sont inventés un rapport à la politique en militant, en s’engageant dans ce mouvement-là. Ce n’est pas un mouvement qu’on peut circonscrire de manière très claire. […] Ces entravés à la mobilité tournent en rond, ils sont dans l’impossibilité d’inventer un futur émancipé. C’est là où Laurent Jeanpierre touche un point très juste quand on observe l’espace politique contemporain, on voit bien que ce mouvement protestataire s’inscrit dans une tradition qui existe depuis de nombreuses années et qui abandonne les rapports de production, comme la question de l’organisation du monde du travail, pour passer à une autre focal, celui de l’idéal communal. Dans In Girum : les leçons politiques des ronds-points, publié à La Découverte, Laurent Jeanpierre revient sur cette contestation sociale qui a surpris, ébranlé le pouvoir, mais aussi les certitudes de la science politique. L’hypothèse du politiste, c’est qu’elle marque l’avènement d’un nouvel imaginaire politique, propre à mobiliser quand tout le reste semble avoir disparu : les potentialités libératrices et démocratiques du « local ». Nous nous pencherons ensuite sur le Ve_rtige de l’émeute_ de Romain Huët publié aux Presses Universitaires de France, pour un regard en immersion au cœur de la violence émeutière qui a marqué la contestation sociale pendant ces dernières années. Son objectif : en saisir la dimension sensible, les affects, pour restituer, avant tout, une expérience charnelle… non dénuée là encore de sens politique.
Laurent Jeanpierre - In Girum : Les leçons politiques des ronds-points
Je vous propose de commencer par le livre de Laurent Jeanpierre, In Girum : les leçons politiques des ronds-points publié aux éditions La Découverte. L’auteur est professeur de science politique à l’université Paris 8-Saint-Denis et membre du centre de recherche sociologique et politique. Spécialiste de la sociologie des intellectuels et des idées, il avait codirigé avec Christophe Charles les deux volumes de La Vie Intellectuelle en France paru au Seuil en 2016, s’est aussi beaucoup penché sur l’histoire des idées de gauche… et c’est d’abord avec cela en tête qu’il aborde le mouvement des Gilets Jaunes.
Il le dit en introduction du présent essai, il ne prétend pas énoncer la « vérité cachée » de la rébellion jaune, mais souhaiterait simplement se « laisser ébranler » par elle. Car comment aborder autrement un mouvement qui a défié toutes les classifications : improbable dans sa genèse, inventif dans ses expressions, impur idéologiquement… il n’avait aucun des ingrédients prévus par la science politique pour réussir. Or, les Gilets Jaunes ont réussi d’une certaine façon, en obtenant du président Emmanuel Macron et de son gouvernement le retrait de la mesure fiscale qui avait déclenché la mobilisation et des concessions plus générales. Un enseignement peut toutefois être tiré : les Gilets jaunes ont acté la fin de la centralité ouvrière qui continuait de marquer les antagonismes sociaux.
Laurent Jeanpierre risque ici une hypothèse, avec toutes les précautions d’usage compte tenu du peu de temps qui nous sépare d’un mouvement toujours actif et dont il rappelle tout de même utilement les étapes, le contexte politique et quelques éléments de sa sociologie. Son hypothèse, c’est que par-delà leurs diversités générationnelle et sociale, les gilets jaunes auraient en commun d’être des « entravés », dont la mobilité spatiale ne recoupe plus aucune mobilité sociale, qui craignent pour leur avenir et celui de leurs enfants. Il en tire la conviction que ce nouveau rapport au temps et à l’espace vient conforter une « relocalisation » du politique.
Le mouvement des Gilets jaunes a fait disparaître tout un continent politique, avec ses institutions, ses catégories, ses pratiques et cela donne des leçons politiques et scientifiques. Comme Laurent Jeanpierre le dit, la science des mouvements était formelle. Une contestation sans organisation, sans leader stable, sans ressources et sans expérience politique antérieure ne saurait perdurer et parce que cette vérité a été malmenée pendant quelques mois, il a bien fallu réviser nos connaissances. Il fait un livre élégant, à l’image de son titre « In Girum » qui mérite d’être expliqué, puisque c’est le début du palindrome sans doute le plus long et le plus célèbre de la langue latine. En traduction française cela donne « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu » (Joseph Confavreux)
Ce qui est intéressant à retenir, c’est que pour la plupart d’entre eux, ce sont des gens qui n’avaient jamais manifesté, qui n’avaient même pas forcément d’engagement politique très clair formulé. Justement, la politisation des Gilets Jaunes est venue avec le mouvement lui-même, ils se sont inventés un rapport à la politique en militant, en s’engageant dans ce mouvement-là. Ce n’est pas un mouvement qu’on peut circonscrire de manière très claire. […] Ces entravés à la mobilité tournent en rond, ils sont dans l’impossibilité d’inventer un futur émancipé. C’est là où Laurent Jeanpierre touche un point très juste, quand on observe l’espace politique contemporain, on voit bien que ce mouvement protestataire s’inscrit dans une tradition qui existe depuis de nombreuses années et qui abandonne les rapports de production, comme la question de l’organisation du monde du travail, pour passer à un autre focal, celui de l’idéal communal. (Jean-Marie Durand)
Romain Huët - Le vertige de l'émeute : de la Zad aux Gilets jaunes
Deuxième temps de l’émission, je vous propose de nous pencher maintenant sur le livre de Romain Huët Le vertige de l’émeute : de la Zad aux Gilets jaunes publié aux Presses universitaires de France. Romain Huët est maître de conférences en sciences de la communication à l’université Rennes 2, ses recherches portent sur le rapport entre souffrance et luttes sociales. Il a notamment proposé une ethnographie de lieux de contestation comme la Syrie ou l’Ukraine.
C’est en ethnographe qu’il propose de répondre à cette question : « pourquoi tant de personnes se laissent aussi aisément gagner par le vertige de l’émeute ?». Ce terme est important car il place son analyse dans le registre de l’émotion, du sensible plus que de l’approche intellectuelle. L’émeute suscite une manière de sentir et d’éprouver soi-même dont il est difficile de déduire une stratégie politique, ce qui ne signifie pas selon l’auteur qu’elle soit totalement dénuée de sens politique. Ainsi, selon lui « l’essentiel du sens de l’émeute ne réside pas dans les rationalités qui président au choix de la violence comme moyen politique ».
Parfaitement conscient du danger d’aboutir à une forme d’esthétisation de la violence, Romain Huët se concentre néanmoins sur ce que ressentent les individus plongés dans l’émeute, en cherchant à savoir pour quelle raison ils éprouvent joie et ivresse. Il développe pour ça une écriture bien particulière, centrée sur les affects, et une méthodologie participante : il a participé depuis 2013 au sein du cortège de tête à de nombreuses manifestations, dont les dix premiers actes des Gilets Jaunes à Paris ou à Nantes.
Il y a quelque chose de très fort chez Romain Huët, c’est une épreuve vivante du politique que l’émeute permet, c’est un peu son angle d’attaque, un angle inédit. Mais il faut vraiment avoir en tête qu’il n’y a pas de morale politique qui se dégage de ce livre, il n’y a pas tellement d’idéologie. Il ne parle même pas de l’engagement politique ou de ce qui guide ces émeutiers dans leur vie, si ce n’est qu’ils se sentent entravés, que le quotidien est sans issue et que c’est un moyen, à travers l’émeute d’exister, d’être vivants. Il y a aussi cette tension-là. D’ailleurs tout le problème - ou la tragédie de l’absurde, comme il le dit - tient précisément au fait qu’on est à la fois dans un moment désespéré et en même temps vivant. (Jean-Marie Durand)
Romain Huët dit qu’il est question non seulement d’ouvrir une brèche dans le pouvoir - même si on sait qu’on ne le renversera pas - mais de montrer aussi le pouvoir dans sa vérité avec l’idée qu’aujourd’hui le pouvoir s’efface, se dissimule, se dissout et utilise des technologies qui ne sont plus les technologies de la confrontation et de la prise du Palais d’Hiver tel qu’on l’a longtemps pensé. […] Un autre aspect intéressant est que si on regarde de loin une manifestation de type émeutière, on voit des individus qui fondent et puis qui se séparent. Il montre qu’il y a des collectifs qui se créent au moment même de l’émeute et des collectifs qui débriefent après. C’est très intéressant lorsqu’il montre qu’après l’émeute, les gens se réunissent et racontent leurs peurs, leurs angoisses, leurs courages éprouvés face aux forces de l’ordre. Il montre qu’il y a quand même, dans ces mouvements qui pourraient paraître de l’extérieur très anarchiques, une économie morale qui va contre la morale commune. (Joseph Confavreux)
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L'instant critique
Jean-Marie Durand nous propose un livre, celui de Etienne Helmer Ici et là : une philosophie des lieux (éditions Verdier) proposant une analyse de notre ancrage local, une façon de repenser les lieux pour en faire non seulement des cadres physiques mais également des idées, des matrices de l'espace imaginaire. Quant à Joseph Confavreux, il nous invite à découvrir le livre de photographie Contaminations (Editions E/P/A)de Samuel Bollendorff, qui a fait le tour du monde pour montrer des territoires rendus impropres à l'habitation humaine du fait des pollutions industrielles.
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