Pourquoi le patriarcat ? de Carol Gilligan et Naomi Snider / Vagabondes, voleuses, vicieuses de Véronique Blanchard

Jeunes filles en centre de redressement dans les années 1950 (image du film "La petite voleuse" de Claude Miller / 1982)
Jeunes filles en centre de redressement dans les années 1950 (image du film "La petite voleuse" de Claude Miller / 1982) - © allociné
Jeunes filles en centre de redressement dans les années 1950 (image du film "La petite voleuse" de Claude Miller / 1982) - © allociné
Jeunes filles en centre de redressement dans les années 1950 (image du film "La petite voleuse" de Claude Miller / 1982) - © allociné
Publicité

Cette semaine deux essais sous les feux de la critique : deux ouvrages qui proposent un autre regard sur le patriarcat. "Pourquoi le patriarcat ?" de Carol Gilligan et Naomi Snider (éditions Climats-Flammarion) et "Vagabondes, voleuses, vicieuses" de Véronique Blanchard (éditions François Bourin).

Avec

Un autre regard sur le patriarcat : dans Pourquoi le patriarcat ?, les universitaires américaines Carol Gilligan et Naomi Snider proposent une explication inédite de la persistance de cet ordre inégalitaire, en ajoutant une dimension psychologique à la grille de lecture purement politique habituellement mobilisée. Si le patriarcat demeure, ce n’est pas seulement parce qu’il est dans l’intérêt des hommes qui résistent donc à en sortir… il y aurait un intérêt psychologique au sacrifice de l’amour. Nous nous intéresserons ensuite à l’essai de Véronique Blanchard, Vagabondes, voleuses, vicieuses : adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle. L’historienne a exhumé des centaines d’archives, des années 1950 et 1960, pour faire entendre les voix de celles qu’on appelait alors les « mauvaises filles » et qui faisaient l’objet d’un contrôle social et judiciaire bien particulier. Une plongée dans la coulisse de la fabrique du genre et des inégalités.  

Carol Gilligan et Naomi Snider - Pourquoi le patriarcat ?

Je vous propose de nous pencher d’abord sur le livre de Carol Gilligan et Naomi Snider, Pourquoi le patriarcat ? publié par Climats-Flammarion, dans une traduction de Cécile Roche revue par Vanessa Nurock. Je signale d’emblée aux auditeurs qui iraient en librairie se procurer le livre, qu’étrangement, l’éditeur a choisi de ne faire apparaître que le nom de Carol Gilligan sur la couverture, contrairement à l’édition américaine originale qui mentionne bien les deux auteures puisqu’il s’agit d’un livre écrit à quatre mains.

Publicité

Mais, si Naomi Snider est une jeune psychanalyste et chercheuse à la New York University, et de ce fait assez largement inconnue, Carol Gilligan est une philosophe qui a enseigné à Harvard, Cambridge et à la New York University… C’est aussi une figure bien identifiée du féminisme qui avait signé un livre important au début des années 1980 : Une voix différente. Pour une éthique du care (chez le même éditeur). Ceci expliquant sans doute cela.

Cette mise au point étant faite, de quoi s’agit-il : de répondre à une question simple, en tout cas qui semble telle… Pourquoi le patriarcat persiste-t-il ? Question née de l’actualité de deux événements presque concomitants : la chute du puissant producteur hollywoodien, Harvey Weinstein, et l’élection de Donald Trump. Il s’agit donc de comprendre ce paradoxe, qui voit d’un côté s’effondrer un système patriarcal qui maintenait les victimes d’abus sexuels dans le silence, et de l’autre, un homme résolument patriarcal accéder à la magistrature suprême.

L’explication habituelle, celle qu’on trouve par exemple largement développée dans le livre d’Ivan Jablonka Des Hommes Justes dont il a été question ici, est essentiellement politique : s’attaquer au phénomène, c’est renverser un système de pouvoir et de privilèges, il y a donc des freins politiques massifs. Ce que proposent Gilligan et Snider, c’est d’ajouter une dimension psychologique à cette grille d’analyse. 

Ce qui m'a intéressé c'est comment Carol Gilligan et Naomi Snider leur argumentaire.[...] L'éthique du care est une éthique démocratique  qui défend l'idée que la démocratie est une attention aux notamment aux vulnérables, aux faibles  et que la voix différente dont parle Carol Gilligan depuis 40 ans et la théorie qu'elle prolonge dans ce livre, c'est celle des femmes, des gens minorés, invisibles, oubliés. Le patriarcat était déjà au coeur de son premier livre. (Jean-Marie Durand)

Pour moi la limite de ce livre : c'est pourquoi le patriarcat ? Je suis prête à me reconnecter à moi-même mais tout en me disant comment ? [...] Pourquoi le patriarcat reste toujours la question posée, elle est éclairée par ce livre mais comment en sortir ? : je ne sais pas. (Géraldine Mosna-Savoye)

Véronique Blanchard - Vagabondes, voleuses, vicieuses : adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle

Deuxième temps de l’émission, je vous propose de nous pencher maintenant sur le livre de Véronique Blanchard, Vagabondes, voleuses, vicieuses : adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle publié aux Éditions François Bourin dans la collection Genre ! Véronique Blanchard est historienne, responsable du Centre « Enfant en justice » de l’école nationale de Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ). Elle est déjà l’auteure, de deux ouvrages sur le sujet, Mauvaise Graine et Mauvaises Filles sortis chez Textuel et qui revenaient déjà sur la justice des mineurs et l’instrumentalisation de la notion de « déviance » comme arme de contrôle social.

L’essai qui nous intéresse ce soir est tiré de son travail de thèse qui l’a amenée à dépouiller 460 dossiers dans les archives du tribunal de la Seine. Il s’agit autant de comprendre et de décortiquer l’institution qui se met en place dans le sillage de la fameuse ordonnance de 1945, que de redonner une voix à ces « mauvaises filles ». L’enquête a pour cadre Paris, et pour période les années 50-60, celles de la reconstruction. C’est important car, ce que montre le livre, c’est cette tension entre la volonté de mettre en place une justice des enfants novatrices, qui prenne en compte l’idée que la société est en partie coupable de la délinquance juvénile et la réalité d’une justice essentiellement répressive, qui s’applique spécifiquement aux filles pour maintenir un certain ordre social.

D’ailleurs, remarque Véronique Blanchard, le juge qui décide de leur sort est toujours un homme et les assistantes sociales qui organisent, conseillent, exécutent, toujours des femmes. Si le cadre familial, social, est pris en compte, et qu’il y a une volonté affichée d’objectivité, les documents comme les enquêtes sociales censées aider le juge dans sa décision se révèlent extraordinairement normées. Les dossiers, nous dit l’historienne, sont « saturés de sexes » et les « mauvaises filles » classées en vagabondes, vicieuses, voleuses, fugueuses ou encore dévergondées.

Ce qui est vraiment intéressant c'est qu'elle donne précisément à entendre ces filles car elle a fait une recherche importante à partir de différentes sources (compte-rendus d'audiences, ordonnances de placement, lettre de juges, procès verbaux...)[...] Elle estime qu'en écoutant la voix de ces filles des années 50 on entend comme une préfiguration des voix des féministes  des années 70. (Jean-Marie Durand)

Ce livre est un trésor de collecte de témoignages, de synthèses...On entend des voix qui portent des noms et c'est émouvant. [....] On voit se faire la construction des normes qu'on voit mises à l'oeuvre par la justice, les assistantes sociales... Alors même que la justice veut être bienveillante se cachent une catégorisation, une normalisation, une assignation... Ces jeunes filles portent des étiquettes. (Géraldine Mosna-Savoye)

>>> Extrait musical : " La Grenade" par Clara Luciani

Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.

Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.

L'Instant Critique 

Deux dictionnaires, très différents, en coup de coeur cette semaine

Celui de Géraldine Mosna-Savoye :   Le Dictionnaire des émotions ou Comment cultiver son intelligence émotionnelle de Tiffany Watt Smith - traduit par Frederick Bronsen (Ed. Zulma, 2019). Cet ouvrage montre que nos émotions sont façonnées par notre corps et notre esprit, mais aussi par le contexte historique et culturel. Et aussi que les mots que nous utilisons pour nommer nos émotions influent sur la manière dont nous les vivons. Tiffany Watt Smith nous emmène à la découverte de notre intelligence émotionnelle à travers un inventaire de 154 émotions et dévoile les forces étranges de notre monde intérieur.

Quant à Jean-Marie Durand, il a choisi le Dictionnaire enjoué des cultures africaines d'Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi (Fayard, 2019). Ce dictionnaire comprend 108 entrées pour découvrir des notions, des personnalités, des événements historiques et des aspects culturels liés à l'Afrique, de l'abacost à la série Zembla en passant par l'afrofuturisme, Amadou Hampaté Bâ, Assia Djebar, Kwanzaa, Thomas Sankara, tirailleurs sénégalais et le mouvement politique Y'en a marre.