À partir de 1935, la question de la « décence commune » apparaît souvent sous la plume de George Orwell lorsqu’il évoque le peuple anglais, opposant les ‘intellectuels’ aux ‘gens du commun’, en qui il place son espoir. Réflexions sur la vision politique d'Orwell avec Bruce Bégout, philosophe.
- Bruce Bégout Philosophe, maître de conférence à l’Université Michel de Montaigne à Bordeaux
C’est un paradoxe rarement souligné : bien rares sont les intellectuels de gauche à avoir glorifié les vertus ordinaires, en les attribuant au mode de vie des gens simples. George Orwell, lui, croyait à l’existence d’un sens moral inné chez les gens ordinaires. En 1939, à la veille de l’entrée de son pays à reculons dans la guerre la plus effroyable de l’histoire européenne, il écrit : « Tout le message de Dickens tient dans une constatation d’une colossale banalité : si les gens se comportaient comme il faut, le monde serait ce qu’il doit être ». Et quelques dizaines de pages plus loin dans le même texte, on lit : « en dernier ressort, Charles Dickens n’admire rien, si ce n’est la common decency, l’honnêteté des mœurs ». Cette « décence commune », cette décence ordinaire, est la pierre angulaire sur laquelle Orwell a bâti sa propre vision de la politique. Un populisme moralisateur pour petits-bourgeois, dirent ses adversaires.
Orwell, qui se proclamait socialiste différait radicalement du léninisme alors triomphant. Il ne croyait pas que les masses étaient aliénées par l’idéologie des classes dirigeantes. Il n’adhérait nullement à l’idée qu’il fallait « conscientiser les opprimés, afin qu’ils entrent en lutte. Il misait, au contraire, sur les croyances spontanées et les manières de vivre des gens simples ; il les opposait à la fois aux élites dirigeantes traditionnelles – égoïstes et incapables - et aux intellectuels donneurs de leçons. De ces derniers, il écrit dans Le lion et la licorne, ce sont « des gens qui vivent dans le monde des idées et ont très peu de contacts avec la réalité matérielle». Il pensait que la méfiance spontanée des gens simples envers l’autorité ferait barrage à la montée des régimes autoritaires et totalitaires dont il était l’un des témoins les plus lucides de son temps.
avec : Bruce Bégout, philosophe spécialiste de Husserl et auteur de De la décence ordinaire aux éditions Allia.
Orwell ne nie pas que les classes populaires peuvent oublier, par intérêt à court terme ou par des politiques de bouc-émissaire, ou se rallier à des systèmes totallitaires, mais chez lui, très souvent, cette « décence commune » s’exprime de manière négative, elle est toujours là pour rappeler ce qui ne se fait pas, elle indique très rarement ce qui doit se faire. Cette « décence ordinaire » n’est pas seulement innée, elle tient à des conditions sociales qui sont dégradées, métamorphosées par l’ère de la technique, du capitalisme triomphant et du totalitarisme, et de fait les gens ne peuvent plus cultiver cette « décence ordinaire » dans ce monde-là.
Bruce Bégout
Il y a chez Orwell une forme d’anarchisme spontané un peu caractérielle qui fait qu’il a du mal à tenir n’importe quelle position hiérarchique, d’où sont goût pour aller vers les déclassés, les pauvres, qui est presque une sorte de calvaire, même s’il se dit athée. Il y a une méfiance du pouvoir et cet appel à la résistance, à la défense parmi les gens ordinaires mais il constate souvent qu’il n’est pas véritablement entendu d’où son usage de la fiction. C’est parce qu’il n’est pas entendu qu’il utilise les fables politiques pour rendre compte de ce danger-là.
En raison de la tradition démocratique et constitutionelle de l’Angleterre, les anglais n’arrivent pas à comprendre ce qu’est le totalitarisme, il faut passer par le roman, par la fiction, l’imagination, pour casser la frontière de la représentabilité de ce que cela pourrait être.
Bruce Bégout
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