

Et si c'était eux les plus "chanceux" en ce moment ?
La semaine dernière, une grande journée a été organisée sur toutes les ondes de Radio France, une journée spéciale : avoir 20 ans en 2021. J’aimerais aujourd’hui enlever un zéro et poser cet autre sujet quoique proche : avoir 2 ans en 2021.
Alors, qu’est-ce que ça fait d’avoir 2 ans en ce moment ? A vrai dire, je ne sais pas, et les personnes que je connais de cet âge-là sont incapables de m’en dire beaucoup plus. Et c’est peut-être ça qui est le plus fascinant.
Enfin, des êtres doués de raison, de langage, de sensibilité, mais imperméables à ça. Pour eux, mettre un masque est un jeu, une sorte de “coucou/caché” permanent, s’asperger de gel hydroalcoolique, c’est imiter les grands, et lécher des cailloux est une expérience enrichissante.
Imaginez, ils n’ont jamais entendu parler d’islamo-gauchisme, Frédérique Vidal n’apparaîtra sûrement jamais dans leur manuel d’histoire, d’ici là, cette époque ne sera d’ailleurs (j’espère) qu’un vague souvenir, et le covid qu’un rappel de plus à mentionner dans un carnet de vaccination, on sera pourtant là à les culpabiliser “ah mais tu sais, quand tu étais petit, c’était l’enfer, je devais travailler et te garder en même temps”.
Il y a même quelque chose de touchant à voir ces petits êtres jouir pleinement de l’existence quand nous-mêmes ne savons plus vraiment ce que c’est.
Les vrais gagnants
Le fait est que dans cette concurrence des âges à laquelle nous assistons : entre les vieux, les jeunes, et les entre-deux, il y a cet âge presque sain et sauf des tout-petits. Ce sont eux les vrais gagnants.
Les crèches sont ouvertes, ils sont d’ores et déjà en train de faire leur immunité, ils ne sont privés de rien, ils connaissent les écrans vite et bien parce qu’on ne sait plus quoi leur faire faire, et leurs parents sont tout le temps là, à disposition. En fait, ces enfants n’ont rien à nous apprendre, car ils ne savent rien, mais profitent de tout.
Et c’est ça leur chance, ne rien savoir. Attention, je ne veux pas froisser cette idée selon laquelle les enfants ne penseraient rien, qu’il n’y aurait pas en eux quelque chose de l’éponge, eux aussi auront droit à leur trauma.
Et attention aussi, je ne fais pas non plus l’éloge de l’ignorance comme condition du bonheur.
Mais il faut le reconnaître : il y a quelque chose de terriblement enviable dans cette indifférence au monde, ou plutôt dans ce paradoxe à être au monde sans être dans ce monde-là, notre monde de 2021.
Faculté de sentir
Avoir deux ans, qui plus est en 2021, c’est être à la fois dans le monde mais pas dans ce monde, pleinement là mais pas totalement là, indifférent mais éveillé et même émerveillé.
Au fond, ces enfants réactualisent ce que Nietzsche pouvait prôner avec son éloge de l’oubli, dans ses Considérations intempestives :
“Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur: la possibilité d’oublier, ou pour le dire en termes plus savants, la faculté de sentir les choses en dehors de toute perspective historique.”
Voilà, c’est ça : les enfants, les tout petits, ont cette faculté de sentir les choses en dehors de toute perspective historique, mais en plus, eux, ils n’ont même pas à faire l’effort de s’extraire de l’histoire, ni même à oublier. C’est comme s’ils oubliaient déjà, tout le temps, immédiatement, sans avoir mémorisé.
“Tout acte exige l’oubli” disait aussi Nietzsche, et on pourrait dire : toute pandémie exige d’avoir deux ans. Problème : on a tous oublié ce que c’était.
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