

Une occasion manquée ? Une chance pas saisie ? Et on se dit que c'est "trop tard"... "Trop tard" ou ce sentiment d'échec sans avoir rien tenté.
Hier matin, je vous parlais de tous ces nouveaux mots en “non”, comme “non-essentiel” ou “non-réouverture”. Un auditeur m’a écrit pour me signaler que j’aurais pu citer George Orwell qui, dans son roman 1984, avait évoqué ce danger à appauvrir la langue, en la réduisant à un nombre de mots limités auxquels on ne fait qu’ajouter des plus ou des moins...
En lisant ce message, je me suis demandée comment j’avais pu passer à côté d’une telle référence, comment j’avais pu oublier ou ne pas penser à la novlangue d’Orwell.
Je ne m’en suis pas voulu, je me suis juste trouvée un peu bête, comme si l’évidence était là et que je ne l’avais pas vue, pas réalisée. Et que je m’en rendais compte trop tard.
Voilà, tout était là, dans ce “trop tard”...
Ce moment très bizarre où nous apparaît mais nous échappe dans le même temps une opportunité.
Rater une occasion sans le savoir
Même pas, je n’ai ressenti aucune culpabilité, ni honte, ni embarras. Je n’étais pas du tout dans le regret… Quand on regrette, on se dit qu’on aurait pu faire autrement, qu’on n’aurait pas dû agir ainsi, qu’on a fait le mauvais choix.
Mais là, en ne parlant pas d’un sujet auquel je n’avais pas pensé, qui n’a, du coup, jamais été envisagé par moi, je n’ai à aucun moment fait un choix. Tout était déjà trop tard.
C’est d’ailleurs tout le paradoxe de ce “trop tard” : quand on réalise que c’est trop tard, on ne réalise pas seulement que ce n’est plus le moment de faire une chose, on réalise aussi que cette chose n’a sûrement jamais été envisagée comme faisable même au moment où elle pouvait l’être.
Ce “trop tard”, c’est la chance qu’on a laissée passer sans savoir qu’on en avait une, c’est cette occasion manquée qu’on n’avait même pas aperçue, cette opportunité ratée mais qui ne nous a jamais semblé opportune.
Ce qui est rageant avec le “trop tard”, c’est qu’à la différence du regret où on agit en général mal mais en connaissance de cause, on agit mal mais sans le savoir et sans être pour autant excusable.
Le trop tard, en fait, nous met dans cette situation particulièrement injuste d’échec malgré soi : on rate, on manque, on gâche un moment crucial (ou pas d’ailleurs) alors même que l’on n’a jamais pressenti qu’il se jouait quelque chose.
Avoir l'oeil... ou pas
C’est vrai que le mot est peu fort, mais disons que ce “trop tard” a quand même de quoi rendre fou : combien d’occasions pas attrapées, combien de chances pas saisies, et pas par mauvaise volonté, mais simplement parce qu’on n’a rien vu ?
C’est d’ailleurs comme ça, en termes d’acuité, qu’Aristote nous parle du “kairos”, cet instant T de l’action, où tout peut basculer, cet instant où l’avant est trop tôt et l’après est trop tard.
Dans le livre VI de son Ethique à Nicomaque, en plein développement sur la sagacité, cette vertu nécessaire pour agir au bon moment, Aristote loue ces sagaces dont
“l’expérience leur donne l'œil et qui voient donc correctement les choses”.
Si j’en crois Aristote, faut-il alors me blâmer non pas d’avoir laissé passer l'occasion, mais de ne pas l’avoir vue ? De ne pas avoir eu cette justesse du coup d'œil ? De ne pas être sagace ?
Mais, en fait, pourquoi faudrait-il me blâmer ? Et si ce n’était pas moi, mais l’occasion elle-même qui n’est que trop rarement claire ou visible ?
Je crois qu’on touche là au vrai problème du “trop tard” : il nous laisse penser qu’il y a vraiment eu une occasion, qu’on a vraiment raté quelque chose.
Mais à ce compte-là, on rate tout, tout le temps (dire ceci plutôt que cela, aller ici plutôt qu'ailleurs). On est toujours “trop tard”, et c’est vrai : il faut l’admettre, on aura toujours un temps de retard sur le temps qui passe.
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