Pourquoi parle-t-on de "narratif" ?
Je vais dérouler du narratif, inventer un narratif, contester un narratif. Je suis dans l’air du temps : je fais donc dans le narratif.
Car oui, le narratif a le vent en poupe : on ne présente pas des discours mais des narratifs, on n’expose pas un argumentaire mais un narratif, on ne développe pas des projets mais des narratifs.
Quelques exemples trouvés dans les actualités : la nécessité de réinventer un narratif autour de l’écologie, le narratif des pro-Brexit à propos du “discours du trône” au Royaume-Uni, ou encore, le narratif construit par la Russie à propos de la guerre en Ukraine.
Chose étonnante donc : le narratif relève non plus seulement de la fiction, mais de la réalité ; non pas seulement d’histoires qu’on se raconte mais de l’Histoire ; et non pas de l’imagination mais de la politique.
Après la version anglo-saxonne du “storytelling”, après la tendance au récit, voici donc venu le moment du narratif.
Le caractère évasif de la vie réelle
C’est plutôt des questions qu’une déploration : qu’est-ce qu’on disait avant “narratif” ? ou plutôt, qu’est-ce qui a fait, ou qu’est-ce qui fait qu’on a besoin de narratif ?
Qu'est-ce que ça change, qu’est-ce que ça rajoute le narratif ?
A ces questions, Paul Ricoeur, grand penseur du récit, a la réponse, ou du moins une réponse :
“c’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière dans l’après-coup”.
Voilà selon Ricoeur pourquoi le narratif est nécessaire : pour organiser ce que la vie a de trop vague, de trop flou.
Paradoxalement, le narratif n’est donc pas là (et ça marche pour n’importe quel discours) pour apporter une touche de folie, il n’est pas un atour, quelque chose de l’ornement, mais au contraire, le cœur du discours : une manière de structurer son propos, et même de l’expliquer.
On est donc loin ici des reproches adressés au storytelling, celui-ci étant vu comme une manière d’amadouer un public ou de rendre crédibles des arguments fallacieux.
Ricoeur va même plus loin puisqu’il soutient, juste après, que le récit fait partie de la vie.
Autrement dit, qu’on passe notre vie à se raconter des histoires, pas des mensonges mais des récits : quand on explique, par exemple, pourquoi on a pris telles ou telles décisions, ou pourquoi on a agi de telle ou telle manière. Ou que sais-je encore…
L’idée étant, pour Ricoeur, que sans narratif, notre existence n’a pas d’unité.
Un secours mais c'est tout
C’est vrai : il y a cet “après-coup”, et puis il y a aussi le fait que Ricoeur parle d’existence individuelle.
Et c’est bien la question : ce qui marche pour moi, en termes de narratif, pour donner une consistance cohérente à mon existence, pour légitimer mes choix, en rendre compte, marche-t-il en dehors de ça ?
Pour le dire plus simplement : est-ce que le narratif, ça marche quand on fait de la politique et qu’on se projette dans l’avenir ?
Si le narratif est bien ce qu’on a dit, à savoir une manière d’organiser son propos : alors oui, bien sûr, ça marche. Mais pour l’organiser comment ? ou plutôt, dans quel but, et avec quoi ?
Car c’est bien le problème du narratif, ou plutôt le problème que fait apparaître le narratif : celui-ci n’est qu’un secours…
Il n'est là que pour combler, rattraper, expliquer ou légitimer, ce qui est trop évasif, ce qui n’a pas encore de consistance. Mais il n’est pas là pour créer des idées, construire projets ou proposer des arguments.
C’est d’ailleurs le drame du narratif : il est peut-être nécessaire mais il ne fournit aucune matière.
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