La promesse métaphysique d'une crème hydratante

Des millions de cellules renouvelées chaque jour.
Des millions de cellules renouvelées chaque jour. ©Getty - Anna Efetova
Des millions de cellules renouvelées chaque jour. ©Getty - Anna Efetova
Des millions de cellules renouvelées chaque jour. ©Getty - Anna Efetova
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Comment une crème hydratante promet de révolutionner le regard porté sur nous.

Parlons des vrais sujets, parlons crème hydratante. 

En venant tous les jours ici, je passe devant une pharmacie qui arbore sur sa devanture (comme toute pharmacie en fait), des publicités pour promouvoir toutes sortes de remèdes, ça va du mal de gorge au manque de magnésium, en passant par les inévitables troubles digestifs. 

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Je ne sais pas si vous avez remarqué, d’ailleurs, mais ces publicités sont immenses : ce sont en général de grands panneaux en carton, affichant, en géant, des bébés hyper joyeux d’avoir des coliques ou des corps humains, ou plutôt des morceaux très spécifiques du corps humain (type cuisses, joues ou contours des yeux) régénérés par des gélules. 

Ce qui produit, quand on achète des dolipranes, cette impression de tomber dans un monde alternatif, d’être, tout à coup, Alice au pays des merveilles, où toutes les dimensions sont complètement bouleversées… où le grand et le petit n’ont plus rien de réalités objectives. 

Perception Vs. Aperception

J’y viens, car c’est un sujet de taille, dans tous les sens du terme. Cette pharmacie affiche (et jusqu’au moment où le panneau sera jauni) une publicité géante pour une crème anti-âge. Celle-ci promet, je cite, d’aller “plus loin dans l’efficacité anti-âge global”. 

Je sais que c’est facile de se moquer de ce genre de rhétorique, mais j’ai quand même été frappée par tant d’ambition qui ne se contente ni seulement d’être efficace ni seulement d’être anti-âge, mais d’aller plus loin dans le global… 

Mais ce qui m’a encore plus frappée, c’est la suite : avec cette crème, écoutez bien, ce sont plus de 4 millions de cellules de votre peau qui seraient renouvelées chaque jour.
4 millions, imaginez… ben non, on peut pas, on peut pas imaginer. C’est beaucoup trop ! Et voici pourquoi c’est bien une affaire de taille, de grand et de petit, voire de tout petit. 

« Il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, (...) c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont trop petites ou en trop grand nombre ou trop unies, (...) mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet” 

Je ne sais pas si les publicitaires connaissent les Nouveaux essais sur l’entendement humain de Leibniz, en tout cas, ça y ressemble. 

Leibniz entend ici faire la différence entre ce que l’on perçoit et ce que l’on aperçoit, et la différence est cruciale : car si la perception est ce que l’on voit à l’œil nu, l’aperception, elle, est la perception inconsciente de ces minuscules traits qui nous composent. 

Et c’est exactement le message de cette pub crème anti-âge : elle ne promet pas seulement de modifier la perception de nos rides, elle promeut qu’on aperçoive enfin tous ces petits changements pourtant imperceptibles en nous. 

Autrement dit, elle s’engage non pas seulement à modifier le contour de nos yeux mais notre regard sur nous-mêmes. 

Voyage existentiel

Ce qui est paradoxal (et pas forcément mensonger), c’est que, tout autant global qu’il soit, ce soin vise d’abord le détail, le minuscule, l’imperceptible. En une crème se télescopent ainsi petit et grand, visible et invisible. Bref, la partie et le tout.  

Comme ces lessives qui ciblent les tâches au cœur du tissu, nous voici plongés au cœur de nous-mêmes, et un nous-même en gros plan. Ce qui n’est pas forcément un problème, mais quand même : est-ce que je veux vraiment d’un voyage existentiel au bout de mes cellules ? 

Une crème et le silence de mes organes, c’est pourtant déjà pas mal.