

Sentiment assez commun, être à côté de la plaque n'en est pas moins paradoxal. Quelle est notre place quand on n'est pas sur la plaque, mais pas loin, juste à côté ?
Trois jours après la disparition d'Anne Sylvestre, je dois vous faire un aveu : je n’ai jamais écouté Anne Sylvestre. Enfin, je savais qui elle était et j’avais déjà entendu certaines de ses chansons. C’est difficile de travailler à France Culture sans connaître son titre “Les gens qui doutent”, régulièrement diffusé sur l’antenne.
Mais, voilà, je fais partie de ces autres gens (j’imagine qu’il n’y a pas que moi) dont les parents ne leur ont pas fait écouter du Anne Sylvestre quand ils étaient petits.
Mardi, quand sa disparition a été annoncée et que j’ai vu le nombre d’hommages, j’ai réalisé que j’avais forcément raté quelque chose, ou que quelque chose n’allait pas dans mon éducation.
En fait, j’ai eu la fâcheuse impression d’être Gérald Darmanin quand il a découvert, dimanche, que Jean Castex faisait une réunion sans lui sur la loi sécurité globale. Je n’en étais pas. Alors, évidemment, rien n’est perdu : je peux encore découvrir Anne Sylvestre. Mais il n’en reste pas moins, qu’une fois de plus, j’ai eu ce sentiment désagréable d’être à côté de la plaque…
Ce sentiment commun mais inconfortable
Alors, je me suis demandée, tout simplement : c’est quoi “être à côté de la plaque” ? Comment être là mais pas vraiment là, juste à côté ? Comment définir ce fait de bien voir la plaque mais de ne pas être dessus ?
Bizarrement, j’imagine que c’est un sentiment assez commun, un certain nombre de personnes, si ce n’est la totalité des individus sur cette planète, ont déjà dû le ressentir.
C’est ce père, dépassé par ses enfants, qui ne comprend rien à TikTok, cette fois où vous êtes allés à une soirée sans connaître personne, ce concert où tout le monde chante une chanson dont vous n’avez pas idée, ce moment où vous pensiez être comme tout le monde, et puis, pas du tout, une expression, une référence, un geste vous échappe…
Bref, être à côté de la plaque, c’est être là sans y être, c’est entre la honte et le “ça passe”, c’est limite. C’est le ridicule qui ne tue pas, rien de grave, juste cet endroit où vous ne vous sentez ni complètement rejeté ni vraiment admis.
C’est d’ailleurs intéressant pour ça et totalement paradoxal : on n’est ni dedans ni dehors, juste entre les deux. Pas de quoi être heureux ni malheureux, surtout mal à l'aise.
Entre l'Autre et le Même
C'est vrai que beaucoup de philosophes ont réfléchi à ce sentiment de différence, d'altérité. Je pourrais ainsi vous citer Aristote qui, dès le 4ème siècle avant J-C, distinguait dans sa Métaphysique, l’Autre du Même : “cet Autre qui présente des significations opposées à celles du Même”. On pourrait imaginer que le Même, c’est la plaque, et l’Autre, c’est ce qu’il y a à côté. Mais être à côté de la plaque, ce n’est pas être opposé à la plaque, c’est, comme l’expression l’indique, juste à côté.
Etre à côté de la plaque n’est donc pas réductible à un sentiment de différence, d’altérité ou d’opposition, c’est être précisément décalé. De la même manière, être à côté de la plaque, ce n’est pas non plus devenir un autre que soi, c’est être soi mais pas tout à fait comme d'habitude et pas tout à fait comme les autres.
Et c’est bien le problème de cette place éphémère, ambiguë, paradoxale, entre deux, entre l’Autre et le Même : est-ce une place en tant que telle ?
Mais alors laquelle ? Mais, après tout, faut-il vraiment la définir, faut-il trancher sur cette infinité de places possibles ? Ou faut-il justement s’en tenir à cet à côté ?
Heidegger, traduit en français, parlait de l’être-au-monde, forte de mon non-expérience avec Anne Sylvestre (qui chantait d'ailleurs les gens à moitié à côté de leurs godasses), je propose aujourd’hui de parler de l’“être-à-côté-de-la-plaque”, il est là, mais on ne sait pas où.
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