Que dit ce genre de messages reçus en plein covid ?
Ce matin, encore, j’ai reçu ce message : “je crois que ça va mais j’ai la gorge qui gratte”, ou hier soir, un “j’ai mal à la tête… TROIS PETITS POINTS”.
J’ai rarement eu autant de nouvelles de mes amis ou collègues, du moins autant de nouvelles de leurs corps. Et je dois dire qu’il y a peu de choses plus troublantes que d’être au courant du moindre signe physique d’un autre que soi.
Certes, on n’est plus à l’époque de Descartes et du dualisme corps/âme, et on est en plein “il faut savoir s’écouter et faire un avec son corps”… mais de là à analyser chacun de ses mouvements et surtout à en faire part, tout le temps, partout et à n’importe qui…
Comment est-ce devenu fréquent ? à quel moment le “ça va” est-il devenu l’autorisation à faire état de son état, parler de son nez, de ses bouffées de chaleur, de ses céphalées. Oui, d’accord, je sais à partir de quand : depuis mars 2020.
Et ce qui est frappant d’ailleurs, c’est qu’on a eu beau s’agacer d’être à distance des autres, on n’a jamais autant été en contact, au moins intellectuel, avec les miasmes des autres.
Où est la pipe ?
Le corps encombre. Il prend toute la place dans nos discussions intimes, et pas que, au travail, dans l’espace public ou dans les œuvres d’art. Règles, mal de dos, fatigue (ah la fatigue, tout le temps, chaque jour que dieu fait), toux, peau qui tire, rhume, froid, effets secondaires, poids, poils…
Bref, j’en passe, tout ça pour dire que tout ça dépasse largement le cadre du covid. Un philosophe comme Maurice Merleau-Ponty s’en serait peut-être félicité : lui qui souhaitait tant redéfinir une pensée à partir du corps et qui pour cela, n’hésitait pas à faire appel à sa pipe :
Si je suis debout et que je tiens une pipe dans ma main fermée, la position de ma main n’est pas déterminée par l'angle qu'elle fait avec mon bras, mon bras avec mon tronc, mon tronc enfin avec le sol. Car je sais où est ma pipe d'un savoir absolu, et par là je sais où est ma main et où est mon corps.
La mention de la pipe donne une assez bonne idée de l’époque de Merleau-Ponty, pas la nôtre mais 1945. Et donne une très bonne idée du fait que le corps, à ses yeux, n’avait rien d’un objet de plus, prenant place dans l’espace, mais ce à partir de quoi tout l’environnement est carrément enveloppé.
Enveloppe et enveloppe
L'idée est complexe, mais elle est au moins claire sur ce point : on n’appréhende jamais son corps comme un objet de savoir distinct, à part, mais comme ce que l’on connaît de manière absolue. Est-ce ce qui se produit avec nos corps aujourd’hui ?
Paradoxalement, oui, on sait absolument nos corps, on ne sait pas seulement où ils sont mais où ils en sont. Mais je dis paradoxalement car l'environnement n’est plus alors enveloppé par nos corps mais littéralement enveloppé/étouffé par nos corps. Et plus précisément par les symptômes de nos corps.
Mais à la limite, ce n’est pas le problème : pas la peine de déplorer nos déplorations individualistes et somatiques. Ce qui pose problème, c’est plutôt cette manière non plus d’appréhender l’environnement mais de le réduire à soi-même, autrement dit : de le faire disparaître.
Rien ne m’environne plus… puisque mon corps déborde. Plus aucun objet n’existe à part entière puisque tout est recouvert de mon mal ou bien-être. Plus de savoir distinct puisque tout est approché à partir de ce que ça me fait, de mes impressions, de mes sensations.
Parfois, j’en viendrais même à préférer toutes les théories qui font de nous des sujets désincarnés, sans nez qui gratte et en toute abstraction.
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