

Avez-vous déjà cédé à l’envie de connaître la fin avant d’y parvenir et vous êtes-vous du coup gâché le plaisir ? Eh bien, moi, oui.
Je me suis auto-spoilée.
Et je ne l’ai pas fait qu’une fois, mais plusieurs fois.
Je m’explique : tout le monde s’est déjà fait “spoilé”, autrement dit, tout le monde s’est déjà vu divulguer et par là-même gâcher la fin d’une histoire, film ou série. D’où ce mot-valise des allergiques aux anglicismes : “divulgâcher”.
Mais vous êtes-vous déjà auto-spoilé, ou donc, auto-divulgaché ? Avez-vous déjà cédé à l’envie de connaître la fin avant d’y parvenir et vous êtes-vous du coup gâché le plaisir ? Eh bien, moi, oui.
Le spoil est déjà en lui-même un phénomène intéressant : insignifiant, ou du moins d’une très faible gravité, il engendre malgré tout des conséquences importantes : trouble du jugement esthétique, trouble de l’attention, et même parfois, trouble de l’amitié (car oui, on je crois qu'on peut quitter ses amis parce qu’ils nous ont gâché ce qui nous réunit, dont un simple épisode de série).
Mais imaginez ce même phénomène transposé à vous seul : que faire de vous-mêmes qui vous gâchez votre propre plaisir ?
Episode 5 : Daphné couche avec le duc
Je m'auto-spoile à chaque série, et même maintenant, à chaque film. Au point d’ailleurs que je passe souvent plus de temps à lire des articles sur ce que je suis en train de regarder qu’à regarder ce que je suis pourtant en train de regarder. Mais bon, c’est un autre problème.
Revenons à l’auto-spoil, soit ce paradoxe qui consiste à vous faire à vous-mêmes ce que vous ne supporteriez pas qu’un autre vous fasse, ce paradoxe qui consiste à suivre votre “bon plaisir” plutôt qu’à l’entretenir, ce paradoxe, enfin, qui consiste à cochonner un récit en vous en révélant la fin avant la fin.
Quand on y pense, il n’y a vraiment aucun intérêt à s’auto-spoiler. Et pourtant, on le fait, en tout cas, je le fais. Je suis allée voir sur Internet si Daphné allait coucher avec le duc, je savais comment allait finir ce roman (puisque j’ai sauté des pages), je savais aussi pour The Crown, puisque pour le coup, c’est plus simple, on est tous spoilés par l’Histoire et le Wikipédia de la Reine d’Angleterre.
La question est donc là : pourquoi préférer un plaisir immédiat mais moindre (car entaché par la culpabilité d’avoir cédé) à un plaisir total mais qui se fait attendre ?
Pas plus tard mais maintenant
Oui, mais pourquoi pas ? pourquoi penser que j’ai cédé à un penchant malgré moi, alors que je l’ai de moi-même, décidé ? que je n’ai pas succombé mais déterminé que mon plaisir devait avoir lieu maintenant et pas après ?
Et c’est ainsi que je pourrais retourner la question : pourquoi penser qu’attendre, c’est mieux ? qu’un plaisir n’est meilleur que s’il est tempéré, mérité, espéré ?
En fait, c’est ça le problème que révèle l’auto-spoil : penser qu’on se sabote forcément le plaisir en l’anticipant, penser qu’on se fait du mal en se faisant immédiatement du bien, qu’on préfère sacrifier la beauté à un petit kiff.
Comme si persistait en chacun de nous cette conception du plaisir : celui-ci ne devrait pas se rechercher, mais se présenter de lui-même.
Ou dit à la manière du stoïcien Sénèque :
“L’homme heureux est celui qui a le jugement droit, celui qui se contente du présent, quel qu’il soit, et qui aime ce qu’il a.”
Mais pourquoi donc penser qu’un homme qui ne se contente pas du présent, des plaisirs tels quels, mais qui en veut plus et plus vite, est nécessairement malheureux ? Alors, oui, il est peut-être malheureux, mais au moins, il aura eu quelques plaisirs, dont celui de les avoir choisis.
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