Pourquoi afficher ses lectures sur les réseaux sociaux a-t-il quelque chose de profondément gênant ?
Cet été, et je me demande comment ça avait pu m’échapper jusque-là, j’ai remarqué une nouvelle manie sur les réseaux sociaux : afficher ses lectures. Après le foodporn qui consiste à montrer les plats qu’on mange ou qu’on cuisine, voici donc le bookporn où on met en scène les livres qu’on lit, des citations qu’on aime et où l’on fait des classements de ses romans préférés.
Et je dois le dire, c’est un enfer, j’avais déjà du mal avec la popote qui soit vous dégoûte, soit vous affame, mais faire de la littérature, une jolie photo, a quelque chose qui me fascine : que reste-t-il des mots, des livres, et tant qu'on y est de la littérature, quand il n’y a plus que des images ?
Réification de la littérature
Voici donc ce que je me suis demandée : pourquoi ce genre de photos m’énerve tant ? La question se pose d’autant plus que je ne sacralise ni la lecture, ni la littérature, ni le livre en lui-même, et que je suis loin de penser, comme Platon avait pu le dire des images avec son allégorie de la caverne, qu’elles ne sont que des ombres qui nous tiennent dans l’obscurité, loin de la lumière des choses réelles…
Mais surtout, et au-delà de mes propres goûts et dégoûts, on pourrait s’enchanter que le livre devienne un objet cool, autant qu’une belle baguette de pain réalisée en confinement, ou qu’une paire de baskets dernier cri. Les livres ne sont pas seulement de pures abstractions, des oeuvres d’art immatérielles, des chef-d’oeuvres flottant dans les airs.
Alors quoi, qu’y a-t-il de dérangeant dans ces presque 3 millions de clichés Instagram où l’on découvre qu’un livre peut devenir un bel objet ? un élément de décor aussi indispensable qu’une lampe de chevet ? un prolongement de soi aussi intime qu’une brosse à dents ?
C’est toute la question : y aurait-il quelque chose de sale à réifier la littérature, une forme de corruption à en faire un objet comme un autre, digne d’être montré et arrangé, photographié, marchandé, esthétisé et partagé par tous ? quitte à ne pas sacraliser les livres, pourquoi ne pas les brandir à tout va, les démocratiser et les banaliser ?
L'aristocratie des lecteurs
A force de me demander ce qui pouvait bien m’agacer dans cet étalage littéraire, et de regarder ces images de mots et de couvertures, j’ai finalement réalisé que le paradoxe n’était peut-être pas dans cette corruption de la littérature en simple objet de réseau social, en simple photo, mais peut-être chez celui qui prend la photo, chez l’usager lui-même d’Instagram ou de Twitter qui, d’un simple cliché de livre, tente, au contraire, de s’élever au-dessus de la masse.
Pourquoi imaginer qu’en citant l’incipit du dernier roman d’Emmanuel Carrère, vous ferez partie d’une aristocratie des lecteurs ? qu’en partageant une couverture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, vous serez enfin féministe ? Et qu’en établissant le classement de vos romans préférés, vous obtiendrez une caution intellectuelle ? En fait, c’est là tout le problème : pourquoi penser que le livre, qu’une citation, qu’une couverture, dise quoi que ce soit de vous, de soi, vous rende plus présentable, plus sérieux ?
Singularisation de l'esprit
Là est le véritable enjeu, et je crois, la cause de mon agacement face à ces clichés : non pas le fait que le livre devienne un objet démocratique, un accessoire cool, une posture, mais le fait qu’il devienne un prolongement vivant et singulier de la personne, la condition indispensable pour que celle-ci se sente exceptionnelle, au-dessus des autres, aristocratique.
Mais pourquoi un individu se sentirait-il exceptionnel, particulier, intéressant, seulement parce qu’il a des adjuvants acceptables et présentables du type littérature ?
Certes, lire peut nous rendre meilleur, mais pourquoi lire nous rendrait-il meilleur aux yeux des autres et que les autres ?
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