Mes rencontres ratées avec Marcel Proust

La mayonnaise Proust ne prend pas toujours
La mayonnaise Proust ne prend pas toujours  ©Getty - milanfoto
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17 ans que j'essaie de lire A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. 17 ans que j'échoue. Pourquoi, comme pour la mayonnaise, certaines œuvres ne prennent pas ?

Mes vacances n’ont pas été seulement faites de repas à trois bûches ou de débats sur le vaccin, mais d’échecs cuisants. Un échec cuisant, en l’occurrence : je n’ai toujours pas dépassé la 10ème page de La recherche du temps perdu. La Recherche, comme on dit sur ces ondes. Parce qu’il n’y en a qu’une, évidemment, de recherche : celle de Marcel Proust. 

Franchement, j’ai tenté, plusieurs fois. Chaque année, je tente, à vrai dire. Vacances, rentrée, été, hiver, soir, matin, allongée, assise, en chandelle. Rien n’y fait. Ca ne marche pas. C’est devenu un running gag, mon échec à moi, mon raté mignon… et ça fait 17 ans, depuis cet hiver 2003 où, pour la 1ère fois, je n’ai jamais réussi à dépasser la 10ème page. Il y a peut-être eu des années où j’ai éclaté mon score : 15 pages. 

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Mais comme je me fais un devoir de toujours reprendre dès le début, je revis inlassablement cet échec. Chacun ses éternels retours. Le mien, c’est d’avoir rencontré un narrateur qui n’a fait que  “se coucher de bonne heure” sans même avoir entrevu un bout de sa madeleine. 

Vous me direz, il y a pire comme échec. Je vous confirme, tout est relatif et j’ai connu pire. Mais là, il y a quelque chose que je ne comprends pas : pourquoi ça ne prend pas ? 

Comme une mayonnaise 

Peut-être Marcel Proust n'est-il pas fait pour moi ? Ce serait une excellente explication, et qui a l’avantage d’être valorisante pour celui qui n’y arrive pas. Comme ce mauvais musicien qui accuse son instrument, alors qu’il est juste mauvais.
Je me suis ainsi souvent accusée d’être indisciplinée, j’en ai aussi pris mon parti en voulant faire l’originale (désolée, mais si La recherche, c’était pas si bien que ça ?). 

Mais bon, ni mauvaise ni lucide, j’ai décidé de prendre la question au sérieux : pourquoi ça ne marche pas avec certains livres, et certaines œuvres en général ? Pourquoi la rencontre n’a-t-elle pas lieu ?
Si ce n’est pas une question de goûts (car comment dire qu’on n’aime pas une chose qu’on a à peine goûté) et encore moins de volonté (car j’ai tout donné et Marcel Proust aussi je crois), qu’est-ce qui se passe pour que rien ne se passe ? 

Vous l’avez vécu ce paradoxe aussi, non ? Tout est réuni pour une rencontre esthétique réussie, et rien. Comme pour une mayonnaise. Ce qui rend ce paradoxe d’autant plus frappant, c’est que parfois, ça prend. Comme pour une mayonnaise aussi.
C’est ce roman abandonné puis repris puis jamais lâché, ce film qui d’un coup nous tient en haleine, ce chanteur qu’on déteste mais dont on écoute pourtant une chanson en boucle. Ce moment arrivera-t-il avec Marcel Proust ? 

A la bonne heure

Et si c’était justement une question de moment ? Pas de goût ni d’aptitude, pas de volonté ni d’éducation, et encore moins de mode ou de normes, mais de bon moment ? On parle bien d’occasion en philosophie politique, cette opportunité que l’homme doit saisir pour bien agir, mais est-ce que ça ne marche pas aussi pour l’art ? 

Le philosophe Vladimir Jankélévitch parlait, lui, dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, de cette “bonne heure” où 

“étoile filante ou comète, il n'est plus temps de rester à l'affût ; il n'est plus temps de se préparer à bondir, il est temps de bondir sans préparatifs et sans autres préliminaires”. 

En vous écoutant lire du Jankélévitch, je me dis que le problème avec ces œuvres qui ne prennent pas, ce n’est pas tant qu’on n’est pas fait pour elles, mais qu’on se fait trop pour elles : on s’y prépare trop, on reste à l’affût, mais on ne bondit jamais. 

On se met en conditions, on se dit qu’on va adorer, qu’on doit adorer, mais on n’y arrive pas. On ne s’y laisse pas aller. Et si le mieux pour les aimer, c’était de les laisser tomber ?